Plusieurs pages du récit de mon père font la liste des multiples conférences auxquelles il participait lorsqu’il était apprenti. Il précise même que, certains soirs, il allait à deux ou trois réunions. Si les sujets religieux et philosophiques prédominent on peut aussi y trouver des mouvements de jeunesse à tendance nationaliste tels que les scouts coloniaux, le mouvement païen de Ludendorff ou franchement pacifistes. Le 14 mai 1932, il va même écouter Hitler et Himmler au Casino central mais ne fait aucun commentaire particulier. Il suit les campagnes politiques, va au théâtre et au cinéma mais sa conclusion est amère : « Cette liste de réunions n’est qu’un résumé pour montrer à quel point je cherchais partout. Mais je n’ai jamais trouvé même si des fois je l’ai cru et souvent c’est vraiment un hasard si je ne me suis pas inscrit à tel ou tel mouvement. Je cherchais à m’évader de mes journées. Je cherchais aussi un équilibre et ne pas être seul le samedi soir. Cela me brisait le cœur de voir les groupes de randonneurs que je ne pouvais pas accompagner pour le week-end à cause de mon métier. » Pendant des vacances, il va même se lier d’amitié avec un nommé Quast, partisan des Jeunesses hitlériennes (créées en 1922) dont ils visitent un campement. Il est même complice d’un vol de drapeau allemand qui vaudra des poursuites à deux des auteurs. Il passe donc tout près du pire.
Il essaie bien d’avoir des conseils pour son avenir auprès de son oncle Siegfried mais il comprend vite qu’il n’a rien a en attendre. De même, son travail pour réaliser un bel arbre généalogique après des rencontres avec des Beaulieu à Berlin et des Gröning à Potsdam laisse la famille indifférente. N’est-il pas mûr pour trouver un père de substitution chez le bon oncle Adolf Hitler ? Il semble que c’est son éducation chrétienne qui y fait barrage puisqu’un peu plus loin, il écrit : « Si je reconnais Jésus comme celui qui me guidera, toutes mes nostalgies de jeunesse vont se calmer. » Ailleurs il dit qu’il avait « un héritage religieux » avec une éducation ainsi que des pasteurs dans sa famille.
Dans les dernières pages, il dresse la liste des « tournants » de sa vie :
« 1. Quand j’ai commencé à fréquenter l’école où j’ai appris que l’enfant sans souci qui ne connaissait que le bien et le mal avait aussi des devoirs. 2. Quand je suis allé à l’école primaire. 3. Ma confirmation (…) mais elle ne m’a pas changé vraiment. 4. 1928, quand je suis rentré chez les Scouts. Cela a changé mon caractère mais cela s’est terminé en 1932 avec des déceptions. Tous mes amis se sont éloignés. 5. Quand j’ai débuté mon apprentissage chez Melchers et que j’ai quitté l’école. (…) j’ai alors commencé à me sentir insatisfait et je suis allé à des réunions pendant tout mon temps libre. Un autre changement est quand j’ai vu Londres et Paris. J’ai cherché alors à satisfaire mon cœur. (Les décès ont-ils changé ma vie : le père et l’oncle ?). Début 1933, le changement fut grand quand on a décidé que je partirais en Angleterre. Ce séjour a beaucoup influencé ma façon de voir ma vie. Même chose pour les trois mois passés à Paris. Ces trois mois pourraient remplir un cahier comme celui-là. »
Hélas, mon père n’a pas rédigé ses souvenirs sur Londres et Paris. Il se contente de donner une sorte de conclusion : « à Paris et à Londres, j’étais très actif mais j’ai toujours connu l’insatisfaction et la nostalgie. Quand on prend ensemble tous les moments de ma vie jusqu’en 1934, on voit que je n’ai pas pris une décision soudaine mais que quelque chose a commencé à évoluer. C’est ce qui a fait que j’ai choisi le chemin religieux. En fait, j’étais dans des circonstances où je me sentais sans espoir et sans personne à suivre. » (…) « Au bureau, de plus en plus, j’avais la pensée que mon destin devait être différent. Mais il fallait que je sois à la hauteur. Si j’étais doué pour ça, il fallait que j’abandonne mon métier même si j’avais travaillé à Londres et Paris pour ça. Je suis revenu complètement désespéré et j’ai essayé d’entreprendre la classe pour passer le bac. Á Noël 1934, tout était possible. Je n’ai rien écrit sur mes doutes intérieurs au sujet de la guerre, du pacifisme et de la théosophie. Ce sera plus détaillé dans mon rapport sur Londres et Paris. Commencé le 31 décembre 1934, terminé le 4 janvier 1935. François de Beaulieu. »
Il me semble que le récit de mon
père éclaire la situation où pouvaient se trouver bien des jeunes orphelins de
guerre à la recherche de leur destin et traversés par de multiples
incertitudes. Son ami Reinhardt Hardegen fera la rencontre d’un capitaine de
sous-marin célèbre, Paul König
(1863-1934) et deviendra capitaine d’U-Boot coulant les navires alliés pendant
la guerre. Beaucoup d’autres suivront le destin tracé par l’oncle Adolf… On a
vu que mon père qui aimait tant la vie de groupe, les camps de plein air, les
chants, aurait pu trouver son compte dans les Jeunesses hitlériennes. Il n’en a
rien été, même s’il n’évita pas l’uniforme de la Wehrmacht. Nul doute que la
rencontre de Dietrich Bonhoeffer fut déterminante mais cette rencontre ne
venait que condenser une curiosité religieuse certaine et un pacifisme plus
fort que le nationalisme. La formation et même les interrogations religieuses n’ont
pas suffit cependant à dissuader des millions d’adeptes du nazisme. Comme le
releva de façon très perspicace le jugement du tribunal militaire qui le
condamna, il avait sans doute, plus que d’autres, reçu de son éducation entre
des femmes une sensibilité qui fit de lui un homme plus idéaliste et plus libre
que d’autres.
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