Á partir de quand un secret de famille peut-il, doit-il être révélé ? Á qui doit-il être révélé ? A-t-il pesé et pèse-t-il encore sur ceux qui l’ignoraient mais, d’une certaine façon, en avaient une connaissance intuitive en raison du « trou noir » modifiant la structure même du réel ? Sa révélation peut-elle créer un préjudice à certains ? Voilà les questions qu’il est sans doute bon de se poser avant de prendre la décision d’éclairer un pan du passé, proche ou lointain.
Même si le récit que je vais faire nous ramènera en 1904, je ne donnerai pas tous les noms – inutiles ici. Je vous propose simplement d’entrer dans ce qui pourrait être l’ébauche d’une nouvelle de Stefan Zweig.
C’est sans doute en explorant les papiers laissés par son père (mort sur le front en 1914, je le rappelle) que mon père a découvert en septembre 1932 (il n’avait donc que 19 ans) un étrange accord passé devant notaire le 24 septembre 1910. Il apparaissait que mon grand-père, jeune officier en garnison à Altenburg, était tombé amoureux de Marie H. Il est apparu plus tard qu’il avait même envisagé de l’épouser mais avait été repoussé par la famille qui le trouvait par trop désargenté. Or, Marie H. avait donné le jour le 6 novembre 1904 à un garçon prénommé Franz.
Par l’accord passé devant notaire, mon grand-père s’engageait à verser, pour solde de tout compte, 2000 Marks pour Marie H., à Monsieur H., son père. C’était une somme importante puisque, dans ces années là, le salaire mensuel moyen d’un ouvrier rhénan était de 125 marks. Était-il le seul amoureux de la jeune fille à l’époque ? La question semble avoir été posée mais, ce qui compte, c’est que mon grand-père n’a pas souhaité se dérober et a voulu mettre un terme à toute polémique. Il est vrai que, le 10 mars 1911, il devait épouser ma grand-mère.
Il est fort probable que ma grand-mère n’a jamais été mise au courant. Mais on juge de l’imprudence de mon grand-père qui partait à la guerre en laissant chez lui une bombe à retardement. On notera que, même si la mèche en est aujourd’hui bien mouillée, mon père n’a rien fait pour l’enterrer définitivement. Bien au contraire.
Non seulement mon père a conservé l’acte de 1911, mais aussi de nombreux autres documents. Je dispose ainsi du double de la lettre initiale expédiée le 7 septembre 1932 par mon père. Fort habilement, il écrivait simplement, sans préciser son âge : « Dans les papiers de mon père décédé à la guerre, j’ai trouvé des éléments de l’époque où il vivait à Altenburg. Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez m’aider à trouver une réponse à la question que j’ai vainement posée aux services de l’état-civil. Je prendrai naturellement en charge tous les frais que vous pourriez avoir. » La pièce jointe concernait la recherche l’adresse de son demi-frère dont il donnait la date de naissance. La réponse du notaire, datée 14 septembre 1932, confirme l’existence de son demi-frère mais lui conseille de ne pas poursuivre ses recherches car celui-ci « est devenu conseiller fiscal dans une petite ville et est fiancé à une jeune fille de bonne famille ». Il y a aussi la copie de la réponse que fait mon père pour remercier et rassurer le notaire sur ses intentions. Mais il y a plus.
Deux lettres de mon père, écrites en 1967, montrent qu’il n’a jamais renoncé à sa volonté d’en savoir plus. Il est visiblement décidé à reprendre contact Maria H. qui vit en Allemagne de l’Est. Visiblement, il dispose de l’adresse d’une voisine et il s’inquiète de savoir s’il peut, avec l’aide de sa sœur Gisela qu’il a donc mise au courant, l’aider. Il dit être certain qu’elle a été le premier amour de son père. Il dit aussi souhaiter trouver une photographie de son père en 1904.
Une enveloppe reçue peu après porte au dos l’adresse de Maria H. et une réponse rédigée par l’amie indiquant que leurs besoins sont modestes. Mon père a rajouté à la main sur l’enveloppe l’adresse de l’amie et voisine de Marie H. ainsi que le nom de son demi-frère, sa date de naissance et celle de son décès, à Bamberg, en 1954.
Enfin, il y a une copie d’une photographie de mon grand-père, prise à Altenburg, avec recopiée au dos, par une main féminine, les deux lignes que portait l’original : « Für Marie H. zur Errinnerug von Ihrem F.v.B. 24.12.04. » Pour Marie H. en souvenir de F.v.B. 24.12.04.
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