Au beau milieu des vieux papiers qui, au fond d’un carton, ont suivi mon père de déménagement en déménagement, quelques pages dactylographiées sur papier pelure. Il y a là plusieurs copies de lettres et poèmes. Ce sont, de toute évidence, certains des documents que mon père reproduisait et distribuait lorsqu’il travaillait à l’État-Major de Berlin en 1941-1942 et qui font partie des preuves retenues contre lui par le tribunal qui l’a condamné. L’un de ses amis les lui avait probablement rendus après la guerre. Le plus intéressant de ces documents est une copie de lettres de Gertrud Brandt.
Il me faut donc corriger le billet que j’ai publié ici . Mon père était en l’occurrence de bonne foi en attribuant ces courriers « perdus » à Maria Brandis, mais sa mémoire n’était plus parfaite.
Ces extraits de lettres circulaient donc, à la façon des samizdats des dissidents de l’URSS, au sein d’une nébuleuse d’opposants protestants, quakers ou théosophes. Il permet de se faire une idée des informations qui filtraient. Grâce à ma cousine Gaby Oelrichs et à une de ses amies, Lucie Hinzelin, voici un résumé des passages essentiels sans guillemets car il ne s’agit pas d’une traduction intégrale. Les germanistes pourront se reporter au document original que je reproduis ci-contre.
On dispose de quelques éléments sur Gertrud Brandt. Elle était la cousine de la mère du philosophe Erich Fromm, et née Gertrud Krause. Institutrice en école maternelle elle était mariée à Georg Brandt, écrivain et journaliste. Ils avaient quatre enfants et vivaient à Poznan (Posen) d’où ils furent « déplacés » en tant que juifs à Ostrow-Lubelski en 1939 où Georg mourut de misère l’année suivante. Erich Fromm lui apporta une aide matérielle et tenta vainement de la faire émigrer. Il était déjà bien trop tard. En octobre 1942, elle fut déportée (sans doute à Treblinka comme les autres juifs de la ville) où elle fut assassinée en 1943. Ses enfants, dont elle parle dans ses lettres, ont aussi connu leur lot de souffrances. Son fils Wolfgang, handicapé, est mort en 1942. Sa fille Lili a rejoint Moscou en 1932 où elle fit carrière comme médecin ; elle est revenue en Allemagne en 1984. Richard a aussi fuit à Moscou et y fut assassiné en 1938.
Quant à Heinz, né il y a cent ans, le 16 août 1909, il était étudiant communiste (KPD) à l’université de Berlin et a été emprisonné entre 1934 et 1940 puis déporté à Sachsenhausen, Auschwitz et enfin Buchenwald. Ayant survécu à la "marche de la mort", il fut libéré en avril 1945 et s’installa d’abord à Berlin-Est. Solidaire des ouvriers révoltés en 1953 et persécuté pour cela, il passa à l’Ouest. Enlevé par la Stasi en 1961, il fut condamné à 13 ans de prison mais libéré en 1964 grâce à une campagne internationale. Il vécut à Frankfort jusqu'à son décès en 1986 et aujourd’hui, une école de Berlin porte son nom .
Si l’on replace ce document dans son contexte, on voit qu’il permet de mesurer une partie des persécutions dont les juifs sont victimes : déplacements, spoliations, privations pouvant parfois conduire à la mort. Mais, de toute évidence, Gertrud Brandt n’ose imaginer ce qui l’attend, elle et tous ceux qu’elle côtoie. On ne peut qu’être ému par la seule demande d’aide qu’elle formule : un accordéon pour son fils Wolfgang.
Voici donc ce que raconte Gertrud Brandt en janvier 1941 :
Il y a un an, j’ai dû quitter ma terre natale de Posen pour vivre à Ostrow Lubelski. Cette année difficile, je ne veux pas l’oublier. Ce fut une expérience et une épreuve importantes. C’est très impressionnant de ne pouvoir vivre sans les biens d’avant guerre.
La pusillanimité est mauvaise, qu’adviendrait-il si tout le monde était pusillanime ? La pusillanimité met l’accent sur le manque dans notre vie et non pas sur ce que nous possédons.
D’où vient cette pusillanimité ? Nous cherchons et voulons un bonheur parfait. C’est une revendication bizarre, en définitive nous aimerions recevoir un chèque qui nous garantit un bonheur infini. Á l’intérieur de la pusillanimité il y a une certaine anxiété. Si on s’habitue à avoir aucune attente de sa vie, absolument aucune, on s’émancipe de tout mécontentement qui a un rapport avec le présent, de même pour la peur de l’avenir. Si on s’habitue à dire, je ne veux rien pour moi, on devient un être libre.
Mon mari était écrivain et a dû subir toutes les difficultés qui sont liées à ce métier. Il n’a pas voulu s’adapter à la demande de la masse, il était inapte à se confronter à la vie pratique, au monde extérieur. J’ai essayé de lui rendre la vie aussi agréable que possible. J’ai accouché de quatre enfants. Trois d’entre eux, très doués, n’ont eu aucun problème apparent, le cadet par contre avait des capacités limitées à cause d’un handicap physique. J’ai été institutrice et assistante et j’ai pris soin de tous les problèmes familiaux et domestiques. Les trois enfants doués ont étudié l’économie, travaillé dans une maison d’édition ou comme, ma fille, appris la gymnastique orthopédique à Berlin.
Je suis demeurée seule avec mon mari dont l’état de santé s’était aggravé. Je n’ai pu supporter la maladie de mon cadet qu’en sanctifiant la souffrance. Je considère que tout homme en bonne santé devrait considérer avec gratitude et humilité un homme malheureux comme un saint.
Lorsque les événements se succédèrent et que la situation empira, il fut impossible pour mes enfants de trouver un travail. Ils partirent pour la Russie. Un des garçons disparut.
En décembre 1939, nous fûmes déplacés à Ostrow Lubelski: Son mari fut une des premières victimes, en janvier 1940, il disparut. Sans lits, sans habits et dans un climat sévère et inhabituel, je fus transférée avec mon fils dans un petit appartement. Dépourvus de bagages (vols, perte, réquisition), nous étions dans une situation critique et seule la sollicitude d’amis nous aida à lutter contre le froid et les manques matériels.
J’ai été employée dans un centre d’aide alimentaire les enfants mais il a fallu arrêter bientôt par manque de moyens. Pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti ce que c’est que dépendre des autres, la rapidité avec laquelle s’instaure une certaine indignité. Pour moi, un exercice primordial dans ces temps difficiles est de garder sa propre dignité dans toutes les situations.
J’ai un souhait : j’aimerais recevoir un accordéon ou un harmonica pour mon fils, je crois qu’il y a un lien entre l’aggravation de son état de santé et le manque d’un instrument de musique.
L’ainé est détenu à la préfecture de police de Berlin dans une sorte de « détention d’expulsion », l’organisation d’aide a planifié son émigration en Yougoslavie, mais la Gestapo ne répond pas à sa demande de libération. Il lui manque le permis de sortie.
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