La dernière partie du livre aborde la situation
d’après-guerre, de la construction de la « légende » à sa remise en
cause. Non seulement le régime avait pratiqué une censure constante sur les
massacres à l’est et la mise en œuvre de la solution finale, mais dès la
capitulation, l’armée avait affirmé le caractère « honorable » et
« héroïque » de son combat. Les Alliés, sollicités par la lutte
contre le bloc de l’Est et les besoins de la reconstruction, avaient mis
l’accent sur les dirigeants et la SS, laissant finalement l’essentiel de
l’armée à l’écart des grands procès et des dénonciations. Des généraux déférés
devant le tribunal de Nuremberg rédigèrent un mémoire rejetant toute
culpabilité. Ce mémoire devint une sorte de vérité officielle et le tribunal de
Nuremberg comme ceux qui lui succédèrent pour les procès connexes renoncèrent à
se fonder sur une culpabilité collective de l’État-major, ramenant à la
question à des procédures individuelles. Malgré les attendus sans ambigüité du
jugement du tribunal de Nuremberg, les officiers de la Wehrmacht jouèrent sur
l’absence de condamnation globale des responsables l’armée. Présenté comme
celui du haut commandement de la Wehrmacht (OKW), le procès qui eut lieu du 30
décembre 1947 au 29 octobre 1948 donna l’occasion aux généraux de dénier une
nouvelle fois toute responsabilité. Malgré la volonté explicite des juges
américains d’empêcher la création d’une légende autour d’une armée digne et
propre, les résultats du procès furent ambigus et l’opinion publique allemande,
déjà lasse, souhaitait tourner la page. Le dernier grand procès visant en 1949
le maréchal Erich von Manstein montra surtout l’évolution de l’attitude au sein
même du camp des alliés, Churchill allant même jusqu’à payer des avocats au
vieux général. Celui-ci condamné à 12 ans de prison, fut libéré dès 1953.
W. Wette aborde – malheureusement un peu vite -
l’étrange silence des Alliés sur le rôle de la Wehrmacht dans l’holocauste. Il
évoque un certain nombre des informations dont les Alliés ont pu disposer au
moins dès 1941, dont le témoignage de Jan Karski (remis en lumière par un très
beau roman de Haenel. De même, il parle brièvement de la façon dont Adenauer, avec l’accord des
Américains, fit alliance avec les anciens officiers nazis pour reconstruire une
armée allemande, accordant dès 1951 un droit à la retraite aux militaires de
carrière – alors que, ne l’oublions pas, les déserteurs et autres pacifistes
restaient au ban de la nation.
Je n’en dirai pas plus car j’ai déjà abordé cette
inquiétante question dans Mon père,
Hitler et moi. J’y écrivais en particulier :
« Il faut lire La seconde histoire du nazisme d’Alfred Wahl, publié en 2006). Les chiffres et les faits sont éloquents pour souligner que la féroce répression qui s’était abattue sur l’opposition jusqu’en mai 1945 avait éliminé une grande partie de ceux qui auraient pu contribuer par leur autorité morale à imposer un renouvellement des responsables, en particulier dans l’armée et dans la justice. L’armée trouvait dans l’attentat du 20 juillet 1944 une forme d’absolution. Ainsi, Hans Speidel (1897-1984), seul conjuré arrêté par la Gestapo à avoir été acquitté, a pu se prévaloir de cette action quand le chancelier Adenauer chercha à créer une cellule militaire autour de lui. Il n’en était pas moins, dès juin 1940, responsable à l’état-major de la Wehrmacht à Paris et signataire à ce titre d’ordres du genre de celui-ci : « Les Tsiganes se trouvant en zone occupée doivent être transférés dans des camps d'internement, surveillés par des policiers français » (4 octobre 1940). De la même manière, le général Adolf Heusinger, un « attentiste favorable au complot », qui, lui, a été blessé par la bombe de von Stauffenberg car il exposait les plans de bataille à Hitler, a été recruté par Adenauer avec la bénédiction des Américains qui avaient apprécié ses témoignages au procès de Nüremberg. On comprendrait, à l’extrême rigueur, que Speidel et Heusinger, s’ils avaient su reconnaître leur aveuglement passé, puissent éventuellement contribuer à des dossiers techniques. Ils vont, au contraire, œuvrer pour la libération de leurs anciens collègues condamnés pour crimes de guerre et en faire une condition de leur soutien au chancelier. On est bien loin de la contrition ! Diverses manifestations prirent le relais et du 18 au 20 novembre 1950, plus de deux cents militaires de la Wehrmacht se réunirent et annoncèrent qu’ils refusaient de reprendre leur service tant que l’honneur de la Wehrmacht serait mis à mal par la présence en prison de ceux qui n’avaient fait que leur devoir en réprimant les conjurés du 20 juillet ! Ainsi donc, ceux-là mêmes qui n’avaient pas remis en cause les ordres d’Hitler menaçaient de désobéir au nouveau pouvoir démocratique. Une véritable campagne pour l’amnistie (une nouvelle, puisque la Loi du 31 décembre 1949 avait déjà été plus que généreuse), trouvant des relais au plus haut niveau (Theodor Heuss, le Président de la République et des élus du Bundestag par exemple), se développa afin de faire libérer l’ensemble des détenus, tous les chefs des Einsatzgruppen inclus. Des mesures de grâce et des remises de peine conduisirent à ce qu’au printemps 1951 il ne reste plus que 1 800 nazis détenus alors qu’il y en avait près du double un an auparavant. On entendit même alors Konrad Adenauer parler du comportement « irréprochable » de la Wehrmacht pendant la guerre, laissant ainsi entendre qu’ils étaient les victimes d’une « justice des vainqueurs » et que les soldats n’avaient « fait qu’accomplir leur devoir ». Il crut même bon d’ajouter en 1955 que « les hommes de la Waffen SS étaient des soldats comme les autres » et même des gens « convenables ». Le dossier avait une dimension électorale non négligeable et malgré la libération des généraux Manstein et Kesserling en septembre 1952 et la réduction régulière du nombre de détenus (il ne restait alors que 88 militaire pour 603 condamnés), le chancelier Adenauer n’hésita pas rendre visite aux auteurs de crimes de masse détenus à la prison de Werl. C’était, à ses yeux, le prix à payer pour marginaliser l’extrême droite et, de fait, il remporta ainsi une nette victoire électorale qui lui permit d’ancrer l’Allemagne dans la nouvelle Europe. On peut, de la même manière, montrer que l’essentiel des membres de l’appareil judiciaire nazi a été maintenu en fonction et a régulièrement bénéficié de promotions, ce qui conduisit nombre d’entre eux à préparer les lois d’amnistie, faire indemniser des nazis destitués et à débouter des victimes du Régime sous prétexte qu’elles étaient favorables au communisme. Ils allèrent même jusqu’à refuser des pensions aux veuves des conjurés du 20 juillet alors que mesdames Heydrich et Freissler en touchaient. Ainsi, le Tribunal des pensions refusa, au terme de dix ans de procédure, d’en donner une à la veuve du général Stieff (exécuté après le 20 juillet) au motif que dans tout les pays, il est normal de condamner à mort ceux qui tentent d’assassiner le chef de l’État. En 1971, une procédure ouverte en 1965 confirma que les jugements consécutifs au 20 juillet n’étaient pas contraires au droit.
La guerre froide avait d’ailleurs rapidement offert un argument de choix aux partisans de l’amnistie générale : en matière d’anticommunisme, les nazis n’avaient rien à se reprocher et pouvaient encore rendre de bons et loyaux services… On sait d’ailleurs qu’en la matière, de nombreux services secrets du monde dit libre avaient su exfiltrer les plus compétents des experts en matière de renseignement ou de technologies de pointe.
Les conséquences de cette « paix des braves » n’en furent pas moins graves. La nomination en 1957 du général Speidel à la tête des Forces Terrestres Atlantiques (OTAN) du secteur Centre Europe était un gage fort de réconciliation (on peut y ajouter celle d’Hermann Plocher, ancien de la légion Condor, responsable de la destruction de villes espagnoles, dans l’État-major de l’aviation). Mais c’était faire fi un peu vite des souffrances endurées. En France, quelques centaines de fils de déportés et de résistants firent savoir par courrier au Président de la République qu’ils refusaient d’accomplir leur service militaire sous les ordres d’un général au passé plus que douteux. Vingt et un d’entre eux furent arrêtés et firent de la prison.
Une sorte de pacte implicite lie toujours les fanatiques de l’ordre, ceux qui n’ont rien fait, ceux qui n’ont « fait-qu’obéir-aux-ordres », ceux qui ont donné les ordres et ceux qui ont assassiné. Tous s’abritent et se contaminent derrière les corps des comploteurs du 20 juillet qu’ils exhument quand cela les arrange. Ils ont les mêmes ennemis : ceux qui ont prouvé qu’on pouvait déserter, résister, secourir, saboter. »
Un véritable négationnisme rampant a soudé la
classe politique allemande et une partie de la population. Il était admis que
la responsabilité des crimes reposait sur Hitler et ses adjoints, tous les
autres ne pouvant être au pire accusé que de « complicité » et
bénéficier ainsi d’une forme d’amnistie ne disant pas son nom. Un des passages
les plus extraordinaires du livre concerne la façon dont les défenseurs des
nazis menacés par les procès lancés dans les années 1960 instrumentalisèrent la
légende de la Wehrmacht propre pour établir une défense imparable et discrète
auprès des autorités : compte tenu de la réelle implication de la
Wehrmacht dans les crimes contre l’humanité, on ouvrirait la boite de Pandore
en lançant de nouvelles poursuites. C’est toute la Bundeswehr qui se trouverait
discréditée. La conséquence fut qu’au détour d’une loi sur l’ordre public votée
en 1968, tous les crimes concernant la complicité de meurtre étaient prescrits
au bout de 15 ans. C’était l’amnistie, sans que le mot sans prononcé et que nul
ne s’en aperçoive !
Il a fallu qu’une nouvelle génération d’historiens
aborde le problème avec de nouveau moyen (études régionalisées, accès à de
nouveaux fonds d’archives) pour que le tabou soit brisé. Le dernier chapitre
aborde leur rôle et celui des militaires et des politiques qui firent évoluer
l’idée de tradition dans l’armée et rompirent les liens de la Bundeswehr avec
son passé. Le renouvellement des générations n’y était pas pour rien. Le rôle
de l’exposition inaugurée à Hambourg en 1995 sur les crimes de la Wehrmacht
est, à juste titre, souligné. Elle a remis en question le consensus mou qui avait
dominé depuis 1945 et déclenché un débat qui a largement contribué à remettre
les pendules à l’heure. L’auteur achève son ouvrage sur une note plutôt
optimiste puisqu’il raconte comment une caserne porte depuis le 8 mai 2000 le
nom d’Anton Schmidt, un soldat de la Wehrmacht condamné à mort pour avoir sauvé
trois cents Juifs. L’Allemagne commence enfin à rendre justice à ceux qui ont
montré qu’une autre attitude que la soumission était possible. Mais il a fallu
bien du temps et Wolfram Wette, qui a 68 ans, en sait quelque chose puisque ses
recherches sans concession ont contribué à ralentir sa carrière universitaire.
Il est désormais professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg
et on ne peut que souhaiter beaucoup de lecteurs français à son livre Les crimes de la Wehrmacht (éditions
Perrin, 21,90 €). D’autres livres avaient déjà publiés en Allemagne sur ce
thème mais ils n’ont jamais été traduits et par rapport à eux, W. Wette apporte
au moins deux approches assez nouvelles. D’une part il démontre à quel point il
y avait une profonde unité de pensée, enracinée dans le passé, entre les nazis
et les officiers, d’autre part, il met particulièrement bien en évidence en
évidence comment l’armée a pu dissimuler la vérité à l’opinion publique pendant
près de quarante ans. Ce n’est pas rien.
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