Je me doute un peu que les visiteurs de ce blog résidant en Lituanie, au Sénégal ou au Brésil sont plus à la recherche de faits inédits ou d’analyses sur la seconde guerre mondiale que de considérations sur les petits hoquets de la vie politique française. Si je vais consacrer quelques lignes à ce dernier sujet c’est qu’il me semble ne pas pouvoir passer outre à l’étrange écho qu’il produit avec le passé.
Hier matin 30 août, François Fillon, Premier ministre, a déclaré au micro de France Inter qu’il y a « une communauté importante [de Roms] qui n'est pas intégrée correctement, notamment en Roumanie et en Bulgarie, dont le mode de vie nomade est de moins en moins adapté à la vie d'une société moderne ». Le Premier ministre a tenu à préciser : « Il n'y a pas de discours de stigmatisation ».
J’ai consacré un peu de temps à rechercher d’éventuels commentaires sur ces affirmations mais, de toute évidence, ce sont les paroles du Premier ministre concernant certains membres de son gouvernement ou les réformes en cours qui ont inspiré la presse. Le Monde.fr a tout juste relevé que « si en France, les gens du voyage sont bien nomades, la plupart des Roms européens sont aujourd'hui sédentaires ».
Cela fait environ 10 000 ans que les sédentaires tentent de faire passer les nomades pour de malheureux rétrogrades et à rogner leurs territoires quand ils ne les massacrent pas directement. Il est vrai que le mode de vie nomade montre qu’un autre usage du monde est possible et que cet usage du monde n’a rien à voir avec la misère dans laquelle vit une partie des membres des sociétés sédentaires. Pour ceux qui en douteraient et souhaiteraient s’informer à meilleure source que celle de François Fillon, je ne peux que recommander la lecture de Marshall Sahlins. Son livre Stone Age Economics (1972), traduit en français sous le titre Âge de pierre, âge d’abondance (Gallimard, 1973) a souligné que les économies primitives avaient jusqu’aujourd’hui constitué la seule véritable société d’abondance. On y trouvera une analyse approfondie et des exemples multiples de ce qu’est le fonctionnement et la culture des sociétés nomades. Deux exemples (cités de mémoire) en résument l’esprit. Premier exemple, celui de ce missionnaire chrétien terrorisé à l’idée qu’il n’y avait pas le moindre aliment disponible pour les prochains repas et réconforté par les chasseurs-cueilleurs qu’il rêvait de convertir, confiants, eux, dans leur capacité à trouver les ressources indispensables dans la nature. Second exemple, cette réponse d’un nomade « Pourquoi consacrer plus de temps à la production de nourriture alors qu’il y a tant de noix mongo-mongo de par le monde ».
Comment les sédentaires pourraient-ils supporter des sociétés qui ne travaillent que deux à quatre heures par jour et qui n'ont aucun désir de changer de vie ? Il faut ici rappeler la formidable réponse de ces chasseurs bochimans à ceux qui leur proposaient de financer leur sédentarisation : « Pourquoi cultiverions-nous alors qu’il y a tant de noix mongo-mongo dans le monde ? ».
L’immense temps libre dont disposent les sociétés nomades explique l’extraordinaire culture orale et artistique qu’elles ont développée. Une culture qui, de toute évidence, fait bien défaut au Premier ministre de la France dont les propos stigmatisent clairement le nomadisme. Il est vrai qu’en matière de déplacement et, au-delà, comme horizon à notre société, l’adepte des 24 Heures du Mans qu’est François Fillon n’a rien d’autre à offrir que l’absurdité des grosses cylindrées tournant en rond.
Le message quasi subliminal envoyé par le Premier ministre au sujet des nomades ne fait donc qu’enraciner un peu plus dans les esprits l’idée d’une supériorité sur un « autre », forcément différent et, surtout « de moins en moins adapté à la vie d’une société moderne ». Ce qui conduit à l’assimilation forcée ou au rejet de tout ce qui peut rappeler le « nomade », quand bien même les Roms seraient étrangers à ce mode de vie. On voit ainsi qu’il ne s’agit pas seulement de barrer la route aux crêve-misère de l’Europe mais de ressouder la communauté des sédentaires autour de la peur et de la haine du nomade comme, en d’autres temps, on structurait la « communauté du peuple » dans la haine du Juif dont il ne faut pas oublier qu’il était « cosmopolite », éternel Juif errant, nomade…
Pourtant, plus que jamais nous avons besoin de reconnaître les valeurs nomades et de nous en inspirer pour affronter la crise écologique et, tant qu’à faire, je me sentirais beaucoup plus en sécurité avec un Premier ministre ayant l'expérience des Roms qu’avec un François Fillon dont tout me dit qu’il est « de moins en moins adapté » à la société dans laquelle nous vivons.
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