Que
l’on ne vienne pas me dire qu’il faut savoir tourner la page. Depuis 1945 les
noms de ceux qui ont été condamnés par les tribunaux nazis, civiles ou
militaires, les noms de ceux qui ont été fusillés et mis à la hâte dans des
fosses communes aux quatre coins de l’Espagne, les noms des
« disparus » des dictatures chiliennes ou argentines sont connus. Ils
sont toujours présents dans la conscience individuelle de leurs familles, de
leurs amis et de ceux qui n’aiment pas l’impunité des bourreaux et l’oubli des
victimes. On a juste voulu les faire disparaître de la conscience collective.
Quelques
chiffres pour mesurer l’ampleur du déni :
Allemagne :
Les tribunaux militaires nazis ont prononcé quelque 30 000 condamnations à mort
pour désertion ou trahison en temps de guerre, et environ 20 000 personnes ont
été exécutées. Quelque 100 000 personnes ont été condamnées à des peines
d'emprisonnement (pour une population de 65 millions d’Allemands en 1939).
Argentine :
30 000 disparus (pour une population à l’époque de 33 millions d’Argentins
en 1976).
Espagne :
Les historiens estiment que 150 000 Républicains n’ont pas été rendus à
leurs familles et ont été enterrés au hasard des lieux où ils ont été exécutés
(pour une population de 25 millions d’Espagnols en 1939).
L’horrible
comptabilité des horreurs du XXe siècle pourrait s’égrener pendant des pages.
Je veux seulement montrer ici combien de « grandes » démocraties font
peu de cas des charniers sur lesquels elles dorment. Première de toutes,
l’Espagne, dont on peut voir qu’eu égard à sa population, elle déplore sept
fois plus de « disparus » que l’Argentine. Des « disparus »
dont des milliers de témoins savent encore très exactement où ils ont été
enterrés.
C’est
au nom de la paix civile, de la réconciliation, de l’unité nationale que,
partout, on propose d’oublier. Mais l’oubli se fait toujours au bénéfice des
tortionnaires, des juges sans conscience, des exécuteurs. Pas question de
revenir sur leurs carrières, leurs avantages acquis, leurs retraites bien
méritées et paix à leur âme s’ils ont fini par être enterrés avec tout
l’apparat voulu. La carrière des Papon et des Bousquet n’étant que la partie
émergée de l’iceberg des reniements français.
Que valent aujourd’hui les
paroles du Chancelier Adenauer justifiant sa mansuétude à l’égard des
Nazis : « Quand on n’a pas d’eau propre, on prend l’eau
sale » ? De même que la fausse monnaie chasse la bonne, l’eau sale
chasse l’eau propre et si nos démocraties sont malades, c’est qu’elles n’ont
jamais fini leurs sales guerres.