11 novembre 2008, vous ne vous imaginiez pas, quand même, que j’allais laisser passer l’occasion de vous parler un peu de mon grand-père, mortellement blessé dès le 1er octobre 1918 et qui n'aura laissé, comme tant d’autres, que quelques objets dérisoires (ici son porte cigarettes avec sa signature) envoyés à sa veuve par son ordonnance et un album de photographies d’où il disparaît à la page deux.
J’ai rappelé dans le livre les circonstances dans lesquelles mon grand-père avait été enterré en 1914 : « Persuadée de remporter rapidement une victoire éclatante, l’Allemagne avait prévu d’honorer ses morts lors d’une grande cérémonie de la Victoire et du Souvenir et avait décidé de créer dans le quartier de Stieglitz à Berlin, un cimetière symbolisant tous les autres. Comme ses camarades tués autour de Saint-Quentin, mon grand-père y a été transféré dès la fin du mois d’octobre 1914. Contrairement à l’idée reçue qui laisserait croire que la discipline prussienne ne tolérait aucune fantaisie et ne voulait voir qu’une seule tête coiffée d’un casque à pointe, les familles étaient invitées à personnaliser les tombes non seulement dans leurs inscriptions mais aussi dans leur architecture. On était donc loin des cimetières militaires aux croix bien alignées auxquels nous sommes habitués. »
J’ai aussi expliqué ce qui est arrivé en 1998 : « tous les monuments ont été rasés et les tombes du cimetière, qui avait aussi accueilli les corps de bien des personnes tombées sous les coups des nazis, les bombardements alliés ou les balles communistes, ont été regroupées. L’adresse de mon grand père est désormais : Grab 275, Block 37, Kriegsgräberstätte Berlin-Steg.-Bergstraße. Chaque tombe, réduite à une plaque prise dans le gazon, ne porte plus qu’un nom et deux dates ; une grande inscription désigne tous ceux qui sont là comme "Victimes des guerres, de l’injustice, de la tyrannie et du fanatisme". Mais, par souci de neutralité, plus aucun signe distinctif d’une religion ou d’une croyance quelconque n’est toléré. »
J’ai, dès le départ, souhaité que ce blog me serve à rectifier les erreurs contenues dans le livre. Comme le montre la photo retrouvée depuis, la plaque porte aussi la mention du conflit au cours duquel mon grand-père a été tué même si sa date de décès ne laisse guère de doute cependant. On voit aussi - je ne résiste pas pas à la tentation de le dire - que la guerre chimique continue : le bord de la plaque a été copieusement arrosé de désherbant.
Comme le notent Luc Capdevilla et Danièle Voldman (Nos morts, les sociétés occidentales face aux tués de la guerre, Ouest-France, 2002), « la construction sociale de la mémoire publique de la guerre a été le produit d’une négociation entre les pouvoirs publics, les groupes porteurs d’une expérience du feu et le reste de la société. Les uns ont aspiré à la transmission d’un enseignement ou d’un message politique, le plus grand nombre voulait simplement que l’on n’oubliât pas ses tués (…). Cela a conduit, au fil des célébrations, à glisser du culte des héros nationaux vers la célébration des sacrifiés ordinaires, puis, dans le courant du XXe siècle, à l’intégration progressive dans la mémoire collective de toutes les composantes de la société : les femmes à côté des soldats, les minorités à côté du groupe dominant. L’achèvement de cette évolution s’est fait dans un double mouvement : d’une part, la prise en compte et la singularisation de groupes spécifiquement identifiés au sein des dispositifs commémoratifs (…) ; d’autre part, la fusion de tous les conflits et de tous les groupes en une seule et même plainte commémorative. » On comprend l’enjeu du cimetière de Stieglitz où l’Allemagne réunifiée veut rassembler au risque de perdre la mémoire. »
On comprend aussi l’enjeu des commémorations « réunifiées » comme celles que proposent certains pour célébrer l’Europe (le 9 mai) plutôt que la fin de la seconde guerre mondiale. Pendant combien de temps doit-on garder le souvenir des guerres, de leurs morts si différents les uns des autres ?
Comme le suggère La marche de Radetzki de Joseph Roth, la guerre de 1914 entraîna des petits-fils dans une histoire initiée par les grands-pères. Or, – j’en suis la preuve vivante (survivante ?) – les traces de ce qu’ont vécu ces petits-fils, qu’ils soient revenus ou pas, marque encore la génération de leurs petits-enfants et explique une part de ce qui tente de se dire autour des commémorations. Á laisser les générations qui suivent ignorer ce par quoi sont passés leurs ancêtres au début du XXe siècle, en effacera-t-il pour autant la trace ? Bien au contraire, devenue inconsciente, ne pèsera-t-elle pas de façon plus négative, incompréhensible ?