Parmi les personnages que mon père a connus en 1940 au quartier général de Berlin, il en est un qui tient une place à part et qui incarne à lui seul le drame de l’opposition à Hitler.
Né à Brême le 16 décembre 1898, Helmuth Groscurth était le fils du pasteur qui avait marié mes grands-parents et il avait conçu sa vocation militaire en rencontrant mon grand-père. En 1939, il appartient aux services secrets et il est l’un des principaux agents de liaisons de l’opposition à Hitler au sein de l’armée (on trouvera plus de détails dans mon livre ou, si l’on a la chance de lire l’allemand, dans son journal, édité en 1970).
Mais Helmuth Groscurth est affecté à une unité combattante à partir de mars 1940 et il doit abandonner la préparation du complot qui mènera à l’attentat du 20 juillet 1944. Les archives militaires ont gardé la trace du drame qu’il vivra à Bjelaja Zerkow, dans la région de Kiev. Le 2 août 1941, Helmuth Groscurth est interpellé par ses aumôniers sur l’existence d’un groupe de quatre- vingt-dix enfants juifs enfermés sans nourriture avec quelques adultes dans un baraquement. Trente minutes plus tard, il est sur les lieux et fait un rapport. Il apprend que les enfants – dont les parents ont déjà été fusillés - doivent être éliminés et qu’un lieutenant SS est responsable de l’opération. La décision d'exterminer les Juifs d'Europe orientale qui a été prise en mars 1941, n’a en fait concerné que les hommes jusqu’au mois d’août et le lieutenant colonel Groscurth se trouve donc face aux premières mesures systématiques visant les femmes et les enfants. Il exige la suspension de l’opération et obtient, dans un premier temps, l’accord du maréchal von Reichenau (1884 -1942) qui commande la VIe armée pour un report ainsi que du pain et de l’eau. Le lendemain, une réunion rassemble des officiers supérieurs et un membre du contre-espionnage. Mais Groscurth est seul à vouloir épargner les enfants et il n’a d’autre ressource que de rendre un rapport dénonçant « des mesures contre des femmes et des enfants qui ne se distinguaient en rien des atrocités commises par l'ennemi ». Il souligne aussi que ces actions perturbent le moral de ses soldats. Pour toute réponse, le maréchal von Reichenau, un antisémite notoire qui sera directement mêlé en au massacre de Babi Jar un mois plus tard, confirme les ordres d’exécution et inflige un blâme à la division pour avoir « interrompu » l'action, tout en soulignant le caractère inadmissible d’un rapport osant comparer les actions de l’Allemagne à celles de ses ennemis.
Groscurth participera à diverses batailles sur le front d’Ukraine et sera nommé à l’État-major du général Paulus à Stalingrad, où il sera capturé par les Russes le 2 février 1943. Il est mort de la typhoïde dans un camp de prisonniers dès le 7 avril 1943. Sa veuve ne l’apprendra qu’en 1946.
Ainsi donc, Helmuth Groscurth fut-il directement confronté à l’impossibilité d’agir au sein de l’armée, que ce soit pour renverser Hitler ou pour simplement tenter de sauver quelques enfants juifs. Son double jeu ne résista pas à la discipline militaire. Son courage sur le front contribua plus à retarder la fin du conflit que le courage qu’il déploya au service d’une opposition sans convictions profondes ne fit de tort à Hitler.
Mais, à la différence de nombreux opposants, il n’était pas mu par des ambitions personnelles ou politiques. Ses convictions morales seules comptaient. Soixante-cinq ans après sa mort et cent-dix ans après sa naissance, il n’est pas interdit d’avoir une pensée pour cet homme dont nul ne critiquera l’échec et n’enviera l’incommensurable malheur et la terrible solitude.
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