Il suffisait qu’une seule branche d’un de ses arbres fruitiers soit cassée pour que mon père se mette dans une grande colère contre l’éventuel coupable et prononce dans le même mouvement un éloge funèbre plein de compassion pour le morceau de bois défunt. Ne croyez pas que je plaisante, c’était ainsi et tout végétal ou animal souffrant avait droit à ses lamentations. Que n’aurait-il pas dit des chênes malproprement coupés à l’Île aux Moines et auxquels la presse régionale fait largement écho ?
Le Télégramme résume fort bien l’affaire : « Le lieu-dit s'appelle Kergonan. C'est un espace vert dense et très boisé. Sur une parcelle du conservatoire du littoral et deux autres qui appartiennent à une propriétaire privée, une quinzaine de vieux chênes ont été abattus à la va-vite. Les troncs sont sciés à hauteur de hanche. Beaucoup ne l'ont été que partiellement, juste de quoi faire tomber les arbres. Difficile d'imaginer, dans cette végétation touffue, qu'on se situe à une cinquantaine de mètres du Golfe. Sur les hauteurs de Kergonan, quelques privilégiés ont une vue incomparable sur la mer, la baie de Vran et l'île de Brouël. »
Saluons la grande naïveté du bûcheron : non seulement il s’imagine que, dès lors que la pelouse ne recouvre pas une parcelle, elle peut être réputée comme abandonnée et sans propriétaire, mais il semble persuadé que personne ne verra pour quelle maison la vue est désormais dégagée et quels étaient les volets ouverts en cette période de vacances ! Un minimum de réflexion aurait pu lui faire concevoir une stratégie plus subtile : un panneau posé quelques semaines avant aurait indiqué « Attention, risque de chute d’arbres ». Puis, un chantier se déroulant au grand jour, bien délimité par des banderoles et aboutissant à la fabrication de tas de rondins parfaitement rangés aurait tout au plus entraîné quelques commentaires du type « Ah ! C’est pas trop tôt, on n’osait plus se promener par là ! » Bien vu, pas pris !
Mais, tout humour mis à part, cet abattage sauvage pose en fait des problèmes de fond autrement importants. Patrick Prado en a brillamment je té les bases dans un long article de la revue Ethnologie française (2006/3) sous le titre « Les transformations sociales d’un paysage : L’Île aux Moines , un paysage qui se ferme (1900-2000) ». Son analyse se concluait ainsi « Aujourd’hui le paysage de l’Île aux Moines est un paysage déséquilibré. Disparaissent inexorablement trouées, perspectives, contrastes, nuances des couleurs, jeux d’ombre et de lumière, de plein et de vide, des percées et des avancées, de l'intime et de l'ouvert, du caché et du visible, lentement modelés par la main et l’œil des habitants. »
Dans un double mouvement, les maisons de l’île cherchent à la fois à préserver leur intimité par des rideaux végétaux aussi compacts que possible tout en bénéficiant de l’indispensable « vue sur mer ». La situation actuelle est le fruit d’une longue évolution commencé il y a plus de 150 ans. En effet, hormis les espaces abrités du vent et un peu plus humides situés entre le manoir du Guéric et l’est de Kergonan – là précisément où les chênes ont été abattus, il n’y avait presque pas d’arbres sur l’île, tant pour des raisons physiques que pour disposer de terres à cultiver. Le seul véritable bois était celui du manoir, la zone à l’est de Kergonan constituant en fait un bocage classique avec ormes et chênes. On peut ajouter aussi les grands frênes plantés près de l’église. Un examen attentif de l’ancien cadastre permettrait d’affiner la cartographie de ces talus boisés qui pouvait constituer de petits ilots en d’autres points de l’île. C’est sous le second Empire que sous l’impulsion du propriétaire du Guéric, les premiers éléments d’un paysage à vocation touristique a commencé à se mettre en place avec la constitution des bois de pins dit des « Soupirs », des « Regrets » et des « Amours ». Puis, chaque nouvelle villa construite à partir de la fin du XIXe siècle va lancer son programme de plantation à base de cyprès de Lambert car si les vacanciers découvrent avec bonheur les délices du « panorama », ils souffrent rapidement des impitoyables brises qui balaient les hauteurs. L’usage d’espèces exotiques allié à la disparition des haies d’ormes détruites par la graphiose, conduit insensiblement à la situation actuelle où, en dehors des bénéficiaires du premier rang, chacun a planté de quoi couper la vue à celui qui le surplombe. Ce faisant, c’est aussi la vue que chacun, résident ou pas, peut avoir en empruntant les routes et chemins de l’île qui se trouve irrémédiable bouchée par la formation de ce néo-bocage ne souffrant plus la moindre respiration.
Hormis d’exceptionnelles relations de bon voisinage, l’île s’est cloisonnée de telle sorte qu’elle a perdu une grande partie d’un aspect essentiel de son insularité. Sans revenir aux murets de pierres et à l’aridité ancienne, ne serait-il pas temps qu’une véritable réflexion s’instaure pour substituer progressivement les feuillus autochtones aux résineux introduits, les cônes de vision aux murs de l’Atlantique, les prairies fleuries aux pelouses… Une révolution ? Oui, mais une révolution lente car un paysage ne se bâti pas en quelques mois comme une maison.
Pour avoir conçu il y a quelques années un projet de « Maison du paysage » avec un architecte missionné par le Conseil général afin d’utiliser au mieux les locaux de la ferme du cromlech de Kergonan, je me dis encore une fois que cet outil aurait été bien utile pour informer résidents permanents, résidents secondaires et visiteurs. Les objets collectés pendant des années auraient pris sens, les photographies anciennes aussi et toutes les cartes postales du début du XXe siècle dont celles que mon père achetait sans trop se préoccuper de savoir si je les avais déjà.