Au mois d’avril, Eva a passé ses diplômes de chimie et elle a été embauchée au bureau des recherches de la Bayrische Stickstoffwerke, une fabrique d’engrais appliquant les découvertes de Fritz Haber. Le chef du personnel la fit venir et lui dit « mettez votre statut de demie-juive sous votre chapeau, vous le connaissez, je le connais. C’est tout et le jour où quelqu’un le découvre, prévenez-moi. »
Les lois de Nuremberg interdisaient aux juifs de se marier avec des aryens. Quant aux demi-juifs (mischling), ils ne pouvaient se marier ni avec des juifs, ni avec des aryens. Eva en tira la conclusion qu’elle n’avait pas de projets à faire dans ce domaine mais cela ne ‘empêcha pas de tomber amoureuse d’un certain Herbert – mon père. Ce soldat qui travaillait au quartier général avait de son côté été impressionné par une conférence d’Eva dans le groupe des Quakers sur l’honnêteté où elle avait affirmé vouloir toujours rester honnête.
Dans le récit qu’elle fait des activités antinazies d’Herbert, il y a de nombreuses inexactitudes qui soulignent les limites de la mémoire quand il s’agit de reconstituer un passé vieux de cinquante ans. Mais, comme je l’ai déjà souligné, elle évoque par contre des points qui, eux, avaient été oubliés par mon père et en particulier sa diffusion du témoignage d’un peintre – von Volkhammer – sur la Shoah par balles et les Einsatzgruppen. Ce point n’étant pas apparu dans son procès, mon père avait fini par l’oublier.
Eva s’était liée avec un groupe d’anthroposophes partageant les idées de Rudolf Steiner et résolument antinazis. L’un d’eux vint même à ce titre en aide au couple de résistants Schultze-Boysen, informateurs de l’Orchestre rouge.
Eva devint amie avec une jeune fille, Ruth Lilienthal, dont le père était juif et la mère aryenne et qui, à ce titre, devait, elle porter l’étoile jaune et qui voyait chaque jour l’étau de la mort se resserer sur elle. Eva en parla à ses amis anthroposophes et leur « chef-gourou », Rudolf, décida immédiatement d’agir. Il décida de la cacher dans l’appartement où il vivait avec sa jeune femme et ses deux enfants et le reste du groupe se chargea de trouver la nourriture et les tickets de rationnement (mon père se chargeant de plus de déclarer à la police qu’elle s’était suicidée pour faire cesser les recherches). Mais Rudolf fut bientôt envoyé au front et sa femme et ses enfants évacués à cause des bombardements. Restée seule, Ruth tomba malade et dut être transférée d’urgence chez un autre couple. Bientôt, il fut décidé qu’elle irait rejoindre la femme de Rudolf et les enfants à Bückeburg. C’est Eva qui l’accompagna dans le train. Ruth avait enlevé son étoile mais n’en présentait pas moins quelques caractéristiques très « juives » et elle se terra dans un coin de compartiment. Eva était dans le couloir et venait de jeter son chewing-gum quand une main s’abattit sur son épaule et une voix retentit : « Vous êtes en état d’arrestation ! ». C’était SS qui ajouta aussitôt : vous venez de jeter un chewing-gum… ». Il signifia bien vite à Eva qu’elle était la parfaite aryenne avec ses beaux cheveux blonds… Ce n’était qu’un vulgaire dragueur !
Dans son usine, Eva avait même
réussit à convaincre un de ses collègue, un « nazi idéaliste » de
fournir des tickets pour Ruth et il avait été ému par le sort fatal des membres
juifs de la famille d’Eva qui étaient restés en Allemagne. Il disait qu’Hitler
ignorait sûrement tout cela. Eva note que petit à petit il devint son ami et
revint à la « décence humaine ». Plus loin, d’ailleurs, elle parle de
tous les gens qui l’ont aidée et de leur « décence ordinaire ». Les
termes mêmes que l’on trouve sous la plume de George Orwell et qui m’ont
toujours semblé parfaitement exprimer ce qui, mieux que tout acte héroïque, peut encore
donner de l’espoir dans l'humanité. (à suivre)
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