Le 5 septembre 1940, mon père qui se présente comme étudiant en théologie fait paraître une petite annonce dans la presse : il cherche des correspondants pour parler littérature, religion, questions existentielles. En fait, il est mobilisé mais il n’imagine pas une seconde qu’il va le rester pratiquement cinq ans. Il reçoit quatre réponses : quatre jeunes filles, Käte Raviel, Ruth Specht-Manweiler, Eva John, Helga Edwig.
Helga, qui a vingt ans est, de toute évidence une jeune fille romantique, cultivée, intelligente et, pour ne rien gâcher, aussi belle qu’on peut l’être selon les normes de l’époque. Mon père a conservé de très nombreuses lettres envoyées par Helga à ses diverses adresses parisiennes de 1945 à 1948. Il y en a 26 pour la seule année 1946. Il y a quelques lettres plus tardives dont la dernière date 1955 : Helga note qu’elle n’a pas eu de réponse à sa lettre envoyée un an plus tôt et qu’elle a un très bon mari.
De toute évidence, une amitié amoureuse est née sans que, pour autant, il se soit passé quoi que ce soit, même lors d’une rencontre en 1946 à Trèves. Helga est chanteuse lyrique. Avec diverses troupes, elle tiendra des rôles importants dans de nombreux opéras.
Un autre ensemble de lettres commence en 1993. À côté des lettres d’Helga figurent les doubles de celles de mon père. Ce dernier a, de toute évidence, remué ciel et terre pour retrouver Helga. Il a envoyé de multiples courriers aux personnes portant le nom de son mari.
Le 29 septembre, Helga répond « Comment répondre à tes cinq lettres et par où commencer ? » Elle ajoute dans la marge « ça fait même neuf maintenant ! » La première lettre du 30 juillet m’a émue mais j’ai été irritée par le prénom français. Je n’ai pas pu dormir : comment pourrais-je moi demander un jour pardon à quelqu’un si je ne peux pardonner ? (…) Arrête de penser à ce qui aurait pu se passer et à ton mirage : une fille sans argent parlant à peine français qui va rejoindre un homme pour essayer une vie commune et en plus une boche qui arrive dans la France de l’époque. Avant, il n’y a eu que des échanges de lettres où chacun a essayé d’être à son avantage et deux ou trois brèves rencontres. Pense au destin et aies le courage de me dire qu’entre toi et Françoise il n’y avait pas que la tentation mais aussi de l’amour. Je ne serai pas blessée, au contraire. Essaie de te donner à toi-même l’absolution. »
Dans une de ses multiples lettres, mon père écrit « Françoise sait que je t’ai beaucoup aimée mais que nous n’avons pas été ensemble. Elle aurait pu devenir ton amie. (…) Tu ne sais pas jusqu’à quel point j’aurais été malheureux jusqu’à la fin de mes jours si je n’avais pas pu te dire jusqu’à quel point j’avais été désolé. En 1946, j’ai vécu un moment très difficile à Paris car je n’ai pas pris la main que tu m’as tendue et personne ne peut imaginer comme c’était difficile. »
Si Helga comprend et pardonne, les choses se compliquent un peu pour elle car son mari fait une crise de jalousie ! Mon père admet que Goethe a connu des amours très tardives mais montre, là encore de vraies regrets face à ce qu’il a provoqué. Il est certain que sa graphomanie l’a conduit à multiplier les courriers de façon d’autant plus inconsidérée qu’il est très ému par ces retrouvailles tardives. Les échanges de lettres continueront, plus calmement, jusqu’au décès d’Helga en 2001.
Dans une de ses lettres, mon père
dit à quel point il était pour lui « difficile de vivre » et il cite
une formule de Walter Flex (1887-1917) tirée du long poème Vagabond entre deux mondes : «Mûrir et rester mûr ». Nul
doute qu’il a eu du mal à mûrir et qu’il a, sans forcément le vouloir, suscité
l’amour de nombreuses femmes à qui le « vagabond entre deux monde »
qu’il était inspirait sans doute autant de pitié que d’amour. Ce fut le cas
d’Eva et de Käte, deux femmes exceptionnelles dont nous reparlerons. Ce fut le
cas, dès son arrivée à Paris en juillet, de la fille du gardien du Jardin des
plantes puisqu’il annonce même son mariage – vite annulé de toute évidence - à
un de ses amis alsaciens en octobre. Ce fut le cas aussi d’Édith H., une jeune
juive réchappée du camp d’internement des Milles qui l’aidait à la Mission
suédoise. Ce fut le cas de ma mère qui sut mettre fin à son irrésolution et à
la confusion des sentiments où il se débattait. Ce qui n’empêcha pas mon père
de garder le contact ou de le rechercher désespérément avec toutes celles qui
avaient croisé sa vie.
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