Les lettres à Käte donnent une idée du vaste circuit que mon père a été contraint de faire dans les rangs de l’armée allemande. Pour ce qui est du bataillon de punition, il n’a eu le droit d’écrire que toutes les six semaines à sa mère. Malgré la censure dont on sent qu’il tient compte, il y a de nombreuses indications géographiques. Outre Riga dont il a été question plus haut, ii cite la Belgique (fin 1944), Breslau en Pologne, Maulbronn dans le Bade-Würtemberg, Bad Salzuflen et Wüsten en Rhénanie-Westphalie, la frontière de la Galicie, Kiev, Lviv (Lemberg), Poltava et Berditchev en Ukraine. C’est dans cette dernière ville qu’il a été en convalescence de sa dysenterie en décembre 1943 et il note d’ailleurs qu’il vit à côté de l’église où Balzac s’est marié en 1850 avec Madame Hanska. Malgré la censure, il ose aussi donner l’adresse d’un pasteur de Wüsten chez lequel il va régulièrement à la fin de l’année 1944 afin que Käte puisse lui envoyer plus de colis et de courrier !
Les lettres contiennent de nombreux poèmes recopiés, des commentaires sur la séparation de sa sœur d’avec son mari, la chronique des disparitions d’amis et de la vie quotidienne du soldat souvent harassé de travail, le retour sur les toujours trop brèves permissions dont il bénéficie au cours de l’année 1944 et qui lui permettent de revoir Käte en deux occasions à Berlin. Il décrit aussi un bain collectif dans un étang qui dégénère en une joyeuse bataille de boue. « Je ressemblais à Othello. Cela fait du bien de se lancer de la vase, c’est bon contre les rhumatismes et j’ai retrouvé ma joie de vivre » écrit-il. Mes filles se rappelleront que cinquante ans plus tard, il avait gardé, à défaut du souvenir, le goût pour ce genre de jeux avec les algues et la vase de sa plage préférée.
L’humour n’est pas absent, par exemple quand il raconte à Käte que voyant son voisin de chambrée mettre ses lunettes avant de dormir, il s’en étonne et son camarade lui explique que, la nuit précédente il a fait un rêve dans lequel des jeunes filles se baignaient, et qu’il espère ainsi mieux les voir si le rêve se répète. Mais l’humour est bien noir dans la lettre très brève qu’il écrit au crayon le 21 février 1943 : « Aux arrêts. Malheureusement, je ne pourrai pas visiter vos parents dans les temps qui viennent. Je me suis fait punir. Je vous écrirai plus tard pour vous expliquer ce moment difficile et je vous garde toute mon amitié. » Rappelons aux lecteurs distraits qu’il est aux arrêts en attendant son procès pour diffusion de documents secrets, fréquentation de milieux enjuivés et atteinte au moral de l’armée.
Il y a aussi ses obsessions : retrouver ses livres (il cite le chiffre de 2 000 !) perdus à Berlin.En mai 1944, il refait le point de tous les lieux de Berlin où Käte pourrait en retrouver même si « une partie est allée dans une maison qui a été détruite et une autre dans l’escalier de M. Gebhard de la Knesebeckstrasse où nous avons été ensemble mais qui a aussi été détruit. » Toutefois, Une autre partie « devait être dans la cave de Rudolf Pachali mais les gravats de sa maison qui a été bombardée n’ont pas encore été enlevés. » Mais il ajoute que des livres sont peut-être aussi à Willmesdorff, d’autres chez Madame Hohenwarter dans la Praguerstrasse, sans compter ceux qui doivent être dans une cave de Monsieur Gebhard ! Il précise toutefois : « Pour l’instant, il n’y a pas grand-chose à faire mais je tiens à t’écrire tous ces détails car je ne sais pas si je pourrai m’en occuper. »
On comprend mieux sa douleur d’avoir perdu ses livres quand on lit au détour d’une lettre : « J’étais content de recevoir ce livre et le livre était peut-être content aussi car je l’ai lu avec amour ».
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