Le 27 août 1944, mon père écrit à son amie Käte une longue lettre. Comme d’habitude, il la remercie pour un paquet où il a même trouvé une montre. Il semble indiquer, au passage, qu’il est cantonné près de Breslau. Il note alors : « Je t’aurais écrit plus tôt mais, avec ma compagnie, nous avons été versés dans la SS. Tu vois quelle destinée pour moi qui vais vraiment tout connaître ! Je suis content d’avoir pu rester avec de bons camarades. »
Mon père m’avait parlé de cette incorporation « malgré lui » plusieurs années avant sa mort et ce n’était pas un secret à ses yeux. Il évoque d’ailleurs ce fait dans plusieurs lettres à des correspondants. Pour lui, c’est une étape dans les malheurs qui se sont abattus sur lui et un bel argument contre ceux qui défendent l’idée d’un corps d’élite. Beau corps d’élite que cette branche militaire de la SS où l'on incorpore un repris de justice militaire fréquentant « des milieux enjuivés » !
Il souhaitait que j’en parle dans le livre que nous préparions ensemble avant son décès. Mais, comme il s’en doutait, sa femme s’opposa fermement à ce que ce point soit évoqué. Avoir épousé un allemand lui avait déjà été assez difficile à vivre, il n’était pas question que l’on puisse apprendre qu’il avait porté – même contre son gré - un uniforme SS.
Les lecteurs perspicaces du livre auront pu noter néanmoins que bizarrement, il apportait des messages à Sep Dietrich. Commandant de la garde rapprochée d’Hitler en 1932, celui-ci a participé aux opérations militaires à l’Est comme à l’Ouest se rendant coupable de multiples crimes de guerre et massacres de civils. Le 1er août 1944, il a été nommé SS Oberstgruppenführer, soit général commandant de groupe d’armées et chargé de constituer la 6e Panzer Armee avec pour objectif de briser l’avancée des Alliés à l’ouest. Ce qui le conduisit à récupérer, sans égard pour son passé judiciaire, un soldat dont les qualités de radiotélégraphiste étaient notés sur le livret militaire. L’échec de la percée des Ardennes conduisit Sep Dietrich à retourner avec ce qui restait de ses troupes sur le front de l’Est. Il se batit en Hongrie et lança une offensive entre les lacs Balaton (au sud) et Velencze (au nord) pour dégager les troupes allemandes encerclées par les Soviétiques et les Roumains dans Budapest. Malgré les ordres d’Hitler, il recula bientôt et après une brève tentative aux environs de Vienne, il finit par se rendre le 11 août 1945. Condamné à la prison à perpétuité, Sep Dietrich fut libéré en 1956 et mourut en 1966.
C’est donc sous l’uniforme SS que mon père suivit de loin la bataille des Ardennes. Mais pas de si loin puisque l’unité de transmission qui doublait la sienne fut pulvérisée par un obus américain et qu’il dut récupérer les restes de ses camarades dans les branches des arbres. C’est aussi de cet uniforme SS que mon père voulut à tout prix se débarrasser comme les trois camarades qui l’accompagnaient dans une fuite éperdue vers les lignes américaines. Ce sont les soldats noyés en tentant de traverser la rivières Enns qui leur permirent de se changer et d’intégrer sans problèmes particuliers le camp de prisonniers créé par les Américains à Mathausen. On comprend d’ailleurs mieux la compréhension que mon père manifesta pour les « Malgré-nous » alsaciens du camp.
Tant qu’il ne lui était pas
demandé de tirer sur l’ennemi, mon père a docilement accepté le sort qui lui
était fait, estimant sans doute avoir déjà payé assez cher l’attitude que lui
avait dictée sa conscience. On sait que 250 Témoins de Jehova au moins ont directement
payé de leur vie leur refus de servir dans l’armée. La question de savoir jusqu’où
on peut accepter la coopération sous la contrainte reste posée. On peut revenir
à ce sujet sur l’intervention d’Helmuth Groscurth afin de sauver des enfants
juifs. Ni lui, ni les pasteurs et les
prêtres de son unité, ni aucun de ses soldat ne mirent en fait leur vie en jeu,
sans doute pour la bonne raison que cela n’aurait rien changé. Ils avaient fait
ce qu’ils avaient pu et ont préféré vivre avec leur conscience malheureuse et
leurs cauchemars. Qui pourrait les juger à part ceux qui sont morts ?