Installé d’abord 28 rue Marcel Royer à Gennevilliers, puis, à partir de 1951, au 5 bis rue du Louvre dans le centre de Paris, et même doté de deux secrétaires au plus fort de la période, mon père a organisé les cimetières militaires allemands, recherchant, regroupant, identifiant, alertant, interrogeant. Il a été attentif au sort de près de 200 000 soldats allemands morts en France (il y en a en tout 1 024 027 laissés par trois guerres dans une quarantaine de cimetières dédiés et une cinquantaine de carrés communaux). Étrange destin pour ce fils de soldat allemand mort en France. Trente ans plus tard, j’ai retrouvé derrière des cartons quelques plaques d’identification en métal (car les noms s’effacent sur les croix) et des représentations de squelette permettant de caractériser le contenu des tombes découvertes et les particularités des cadavres. Dans la majorité des cas, les soldats tués au cours des combats de la Libération avaient été enterrés à la hâte et, quand il s’agissait des cibles des résistants, c’est parfois dans des lieux aussi peu adéquats que des poulaillers qu’il fallait aller chercher les corps prudemment cachés. Le curé d’un village qu’il interrogeait au sujet d’un soldat porté disparu lui dit : « Vous ne le retrouverez jamais. Il partait en permission et voulait rapporter un peu de nourriture pour sa famille. Il est passé au presbytère, mais comme je n’avais rien, il est allé demander dans des fermes où il a dû se faire tuer ». Dans tous les cas, il était nécessaire de vérifier, recouper, trier, agir avec doigté et compassion. Il lui arrivait d’accompagner des cars entiers de veuves et de mères voulant se recueillir sur une tombe et d’assister à des scènes déchirantes. Au début, quand les regroupements n’avaient pas encore été réalisés, il effectuait un circuit permettant de déposer le matin chaque mère ou chaque veuve dans un cimetière avec son repas et de repasser l’après-midi. Parfois, il retrouvait la malheureuse femme entourée de villageois la consolant en évoquant le souvenir du sympathique soldat qu’ils avaient si bien connu ! Sur la photo ci-dessus, prise le 16 mai 1953, on voit mon père (à droite) avec des familles de soldats enterrées dans le cimetière d'Andilly dont on aperçoit les croix en arrière plan. Il est aussi arrivé à mon père de se faire remettre les cartons ou l’on avait entassé tout ce que des soldats portaient sur eux avant d’être mis dans une fosse commune. Il fallait alors, avec l’aide de bénévoles, examiner attentivement tout le contenu, ne serait-ce que pour éviter d’adresser à la famille les lettres de maîtresses françaises qui s’y trouvaient.
Je viens de retrouver parmi les timbres dont j'ai parlé la semaine dernière un de ces documents trouvés sur un mort qu'il valait mieux ne pas renvoyer aux familles mais que mon père n'a pas pu s'empêcher d'ajouter à ses collections. C'est un témoignage sur l'un des aspects les plus sordides de la guerre (de toute guerre). Il s'agit d'un bon daté du 27 juin 1944 permettant une visite dans un bordel situé au 24 rue du Bat-d'Argent à Lyon. Même s'il s'en est imprimé des milliers, c'est un de ces documents rares qui soudain remet les pendules à l'heure. C'est un petit morceau de réalité qui nous bouscule. C'est un petit morceau de mémoire effacée puisqu'il n'y a pas trace sur Internet de cette maison close à Lyon où les féministes pourraient bien apposer une plaque commémorative.
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