Mon grand-père paternel a probablement été tué le 2 octobre 1914 près de La Chavatte.
J’ai déjà reproduit le témoignage d’un adjudant français (disponible ici). Voici un autre point de vue français sur l’attaque qui commença dès le 30 septembre (disponible là) : « Le 30, les Allemands bombardent la Chavatte avec de gros obus ; puis leurs attaques partent de Fransart, se succédant quatre fois dans la journée. Elles subissent inutilement des pertes terribles, faites uniquement par l'infanterie, car notre artillerie, qui n'a plus de munitions est muette. Vers 20 heures, une ruée de soldats allemands qui, pour la plupart, sont ivres, poussés par des officiers qui hurlent et cornent, se précipitent malgré les pertes sur la haie. Ils ne peuvent la franchir, et un très grand nombre sont tués à la baïonnette »
Les jours précédents, mon grand-père a rédigé pour sa femme un récit de l’attaque du village de Fresnoy :
« Devant nous Fresnoy brûle, nous creusons des trous sous les rafales de mitrailleuses qui passent au-dessus de nos têtes (…). Le combat a été très dur mais nous avons donc pris Fresnoy avec le 1er bataillon. Nous avons attaqué les Français comme des lions. Ils s’étaient barricadés jusqu’aux dents mais nous l’avons emporté. Á 6 heures, nous avons enfin eu du repos. Maintenant, il est 8 heures 30 et nous devons avancer pour un nouveau combat. Les pertes ont été fortes, environ cent hommes ont été tués dans mon bataillon ».
Mon ami Fanch Postic, qui a lu Mon père, Hitler et moi, m’a adressé un extrait du journal du curé (breton) de Fresnoy qu’il a publié en 1998 aux éditions Apogée sous le titre Moi, Louis Joseph le Port, curé dans la France occupée (1914-1918). Ce témoignage donne une idée de tout ce dont mon grand-père ne parlait pas dans son courrier qui, aussi réaliste soit-il, était bien loin de dire l’horreur et la violence qui se déchaînaient, y compris contre les civils.
Lundi 28 septembre. Du Nord-Ouest au Sud-Est le canon ne discontinue pas de tonner. On doit se battre ferme du côté de Bapaume, Péronne, car c’est dans cette direction que se font entendre les plus fortes et les plus continuelles détonations… C’est dans cette direction aussi qu’ont marché les derniers ennemis qui ont passé – restes disparates de trois corps d’armée, nous a-t-on dit.
Samedi trois trains de blessés ont longuement stationné dans les environs de la gare. Ils étaient entassés pêle-mêle, Prussiens, Français et Anglais, dans des wagons à bestiaux qu’ils remplissaient de leurs plaintes et de leurs gémissements. Plusieurs parmi eux étaient littéralement déchiquetés ; l’un avait la mâchoire pourfendue et retenue par un morceau de ficelle ; l’autre avait le nez enlevé : la plupart avaient les membres brisés… et tous criaient, chacun dans sa langue : « A boire ! ». Ils étaient à jeun depuis très longtemps… Leurs cris déchirants ont trouvé écho dans l’âme compatissante de nos Fresnoysiens… On leur portait, qui du lait, qui du vin, qui des fruits ; chacun leur envoyait ce dont il pouvait disposer avec une charité vraiment touchante. Deux français ont trépassé dans le fourgon. J’ai demandé à l’officier allemand directeur du convoi de m’abandonner leurs corps, pour leur donner la sépulture, mais il n’a pas cru pouvoir obtempérer à mes désirs. D’autres trains continuent à se diriger sur l’Allemagne, mais ils ne s’arrêtent pas ici.
Mercredi 30 septembre. Rien de nouveau. Des autobus prussiens continuent à faire la navette entre Saint-Quentin et probablement Bohain. Le pillage des ateliers de cette ville a mis nos fabricants dans une grande perplexité. L’espion qui règne en maître à Fresnoy leur permet de craindre, à bon droit, les pires éventualités ; aussi commencent-ils à cacher leurs marchandises. Le jardin du presbytère sert de remise aux chevaux des voisins ; et ses greniers de magasins provisoires. Si l’ennemi continue ses déprédations et ses vols, c’est la ruine complète du pays à brève échéance. Déjà la mairie est obligée de fournir pour 400 francs de pain par jour aux indigents. Qu’adviendra-t-il si la guerre continue et si l’hiver est dur ?
Vendredi 2 octobre. Après que les Prussiens nous ont dévalisés de tout, jusqu’à expédier nos meubles chez eux, ne voilà-t-il pas qu’ils se sont imaginés de nous imposer une rançon de guerre de 10.000 francs. Hier les conseillers municipaux ont parcouru la ville en quémandeurs. Bien que nos richards se soient sauvés avec leur magot, espérons que nos édiles auront réussi à collectionner la somme exigée ; sans cela aujourd’hui c’est le pillage et nous savons par expérience comment le soudard prussien excelle dans ce nouveau genre de guerroyer… Ah oui ! ce sont de jolis cocos, ces Allemands du diable ! Figurez-vous que mercredi, à 7 heures du soir, ils ont mis tout notre quartier en émoi. Après avoir fait la bombe avec deux vilaines créatures qui ont le cynique toupet de se consoler avec eux du départ de leurs maris pour la guerre – et ce, au grand scandale de voisins qui cependant ne sont pas exigeants en fait de moralité, - ils se sont avisés de tirer des coups de fusil dans la rue, pour faire peur à une femme qu’ils avaient enivrée !
La canonnade, très nourrie et très rapprochée ces deux jours derniers, s’est de nouveau éloignée. Les nôtres ont-ils été refoulés ? Ont-ils été repoussés vers la mer ? – Cet après-midi, le canon qui s’est tu pendant le temps de brume fait de nouveau entendre ses grondements, un peu plus dans la direction de Cambrai, croirait-on. Pendant ce temps, le germain rapace continue à dévaliser nos caves. Il a fait publier ce matin que blé, avoine, poules, œufs et fromage doivent être dirigés sur la gare, sinon malheur ! Les pillards attendent le mot d’ordre pour tout rafler. Si après nous avoir arraché la laine, ils nous laissaient au moins la peau. Ils veulent nous contraindre à battre les meules de blé qui sont dans les champs, et ils ont volé nos chevaux, et il ne reste plus de charbon au pays. C’est inique ; inique aussi l’arrêt porté qu’aucun homme ne sortira de Fresnoy. Nous verrons bien s’ils m’arrêtent ! J’ai promis d’aller demain soir confesser mon monde à Fontaine ; l’impossibilité absolue seule peut m’arrêter.