L’étude de l’Allemagne nazie reste d’un intérêt capital pour notre époque tant elle fut, à bien des égards, le laboratoire du temps présent. Ceux qui, comme moi, se préoccupent de la crise écologique gagnent à y faire régulièrement retour. Pour ceux qui en douteraient, j’aimerais attirer l’attention sur un petit essai (La politique de l’oxymore, La Découverte, 2009) paru sous la plume de Bertrand Méheust, un philosophe qui a déjà publié des ouvrages décapants sur l’histoire de la psychologie.
L’auteur part du constat que « le nazisme fut la version anticipée, paroxystique et donc suicidaire d’un processus d’appropriation du monde et de la nature humaine que le néolibéralisme contemporain poursuit de manière sournoise, différée mais implacable ». Dans la lignée d’un Victor Klemperer qui a donné un témoignage exceptionnel sur l’évolution du sens des mots entre 1939 et 1945 (LTI ou la langue du Troisième Reich, 1996, Albin Michel), Bertrand Méheust aborde certains aspects du vocabulaire ; il pense que « la langue porte la marque des affaissements de la civilisation » et que « l’essor inquiétant » de l’oxymore est en passe de transformer celui-ci en « un poison mental et social ». Il nous rappelle au passage que « l’exemple le plus frappant et le plus dramatique de l’utilisation politique délibérée de l’oxymore reste le nazisme ». Rappelons que l’oxymore est cette figure de rhétorique consistant à rapprocher deux termes contradictoires. Même s’il donne en exemple nombre d’autres expressions récentes, celle de « développement durable » concentre à elle seule tout le poison qui nous aveugle aujourd’hui. Là où un Hervé Kempf nous avait récemment expliqué « Comment les riches détruisent la planète », Bertrand Méheust va beaucoup plus loin puisqu’il nous montre « comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde » et, surtout, pourquoi nous nous laissons faire. Pour parvenir à leurs fins, ils sont décidés à nous enseigner « que l’écologie est compatible avec la croissance – mieux : qu’elle réclame la croissance. »
Quand j’entends un Nicolas Hulot dire qu’il faut donner dix ans aux constructeurs automobiles européens pour ne sortir que des modèles émettant moins de 50 cm3 de CO2, je ne peux que donner raison à Bertrand Méheust qui écrit que notre société mettra « ses immenses ressources intellectuelles et matérielles à maintenir jusqu’au bout son modèle de développement avec tout ce que cela implique » et que l’on « ne surmontera pas la crise écologique par des mesures techniques ». Ce n’est évidemment pas parce que les automobiles produiront moins de CO2 que leur fabrication et leur fonctionnement ne fera plus appel à des ressources non renouvelables, que leur utilisation n’entrainera pas des besoins en routes et en parkings, qu’elles ne façonneront pas l’individualisme consumériste qui nous ronge et, surtout, que ce mode de vie sera généralisable, « sauf suicide de l’espèce » comme l’écrit aussi Bertrand Méheust. Et je comprends d’autant plus mal que le même Nicolas Hulot laisse croire qu’en prenant 1/10e des sommes affectées « aux budgets militaires, à la pub, aux choses pas essentielles à l’humanité », on pourra sortir « le plus grand nombre de la misère ». Certes, on leur donnera peut-être de quoi se nourrir provisoirement mais, parallèlement, on aura donc maintenu 90 % des budgets « pas essentiels à l’humanité ». La course folle continuera et conduira pauvres, moins pauvres et riches vers une planète livrée à la barbarie.
Le nazisme, il faut l’avouer, avait un avantage sur le système actuel : il n’avait pas le monopole de la planète. Certes, les démocraties occidentales ont attendu que la menace soit à leur porte pour l’affronter mais elles avaient encore les moyens de s’y opposer, même si le prix à payer fut effroyablement plus élevé que ce qu’il aurait été si la mobilisation générale avait eu lieu plus tôt, face à Franco et face à Hitler. Comme nous reportons actuellement toutes les conséquences de nos folies dans l’avenir et que nous voulons ignorer les effets de seuil, nous n’aurons plus de marche arrière quand nous serons au cœur du désastre. Si Bertrand Méheust appelle de ses vœux une « décroissance supportable », il avoue cependant qu’à ses yeux, « peut-être qu’il n’y a déjà plus de bonne solution. » Travaillons à ce que, au moins sur ce point, son excellent ouvrage soit démenti.
Mais comment y travailler ? – Qu’on me permette un détour, justement par ce que fut la prise de conscience individuelle des dangers du nazisme. J’ai évoqué dans Hitler, mon père et moi la prise de conscience de Sebastian Haffner (Histoire d’un Allemand – 1914-1933) qui l’a conduit à tout abandonner pour fuir en Angleterre en 1938. Son récit de la journée du 13 octobre 1933 qui vit l’Allemagne quitter la Conférence du désarmement et Hitler annoncer la dissolution du Reichtag et des parlements régionaux est saisissant pour montrer comment la conscience individuelle peut céder à la soumission totale sans avoir subi la moindre violence. Après avoir écouté dans une cantine le discours du Führer, Sebastian Haffner note : « Quand il eut fini, le pire se produisit. La musique donna le signal : Deutschland über alles, et tous levèrent le bras. Certains hésitèrent, comme moi. C’était une terrible humiliation. (…) Pour la première fois, je fus envahi par un sentiment aussi violent qu’un goût dans la bouche : « Cela ne compte pas. Ce n’est pas moi. Cela ne vaut pas ». Et, animé de ce sentiment, je levai le bras moi aussi et le maintins tendu en l’air à peu près trois minutes. (…) La plupart chantaient, d’une voix énergique et vibrante. Je remuais un peu les lèvres, faisant semblant de chanter comme on le fait à l’église pour les cantiques. Mais tous nous nous dressions, le bras tendu devant cette radio sans regard qui soulevait nos bras comme un marionnettiste celui de ses marionnettes, chantant ou faisant comme si. Chacun une Gestapo pour son voisin. »
Le sinologue Simon Leys, soulignait il y a peu dans un recueil d’articles (Le bonheur des petits poissons, Lattès, 2008) que la compréhension du monde soviétique et de toutes ses variantes asiatiques par les occidentaux, comme la compréhension de l’Allemagne nazie par les Allemands eux-mêmes était due, non à un manque d’information, mais à un manque d’imagination. Simon Leys évoquait alors la figure de Sebastian Haffner dont il relève que l’expérience qu’il avait du nazisme était « extraordinairement ordinaire » ajoutant que « tout ce que Sebastian Haffner savait à cette époque, ses millions de compatriotes le savaient tout aussi bien ». Et Simon Leys de conclure « pourquoi n’y eut-il qu’un seul Haffner ? » Sans doute y en eut-il un peu plus et Simon Leys semble moins bien informé sur les opposants à Hitler que sur ceux du Grand Timonier. Il n’en donne pas moins une clef essentielle – le manque d’imagination - pour comprendre la passivité généralisée face à la « catastrophe programmée » dont parle Bertrand Méheust et le moyen d’en sortir. Je noterai au passage que mon père disposait de toutes les informations – et même un peu plus, compte tenu de ses rencontres avec Dietrich Bonhoeffer et Leopold von Thadden-Trieglaff. Il ne mena pour autant aucune action d’opposition concrète et ne songea pas une seconde à s’exiler (il partit, on la vu, passer des vacances en Sicile en mars 1939), faisant preuve d’un manque quasi total d’imagination jusqu’à la déclaration de guerre et l’invasion de la Pologne. Ce n’est qu’à partir de 1940 qu’il entra dans un pacifisme et un antinazisme actifs.
Nous disposons actuellement de toutes les informations nécessaires sur les crimes en cours contre la biosphère. Ainsi donc, c’est par un sursaut d’imagination - oui, le pire est possible - et en se libérant des tétanisantes « injonctions paradoxales » véhiculées par les oxymores que nous aurons une compréhension plus exacte de l’abîme vers lequel nous marchons. Nous pourrons peut-être ainsi perdre l’illusion que notre société pourra toujours s’adapter alors qu’elle ne cherche qu’à perdurer indéfiniment – quitte à en crever.