Les éditions Perrin viennent enfin de publier,
dans une traduction d’Olivier Mannoni, Les
crimes de la Wehrmacht (21,90 €). Le livre de Wolfram Wette était sorti en 2002 sous
le titre Die Wehrmacht : Feinbilder,
Vernichtungskrieg, Legenden. L’auteur procède à un examen systématique de ce que
furent les compromissions, les complicités de la l’armée avec le régime nazi.
C’est un livre important dont je vais essayer de résumer l’essentiel afin
d’inciter ceux qui veulent en savoir plus à se le procurer. Je souhaite aussi
développer ainsi les questions abordées dans mon livre à propos du nationalisme
allemand, du cas particulier d’un Niemöller ou d’un Reinhardt Hardegen à celui
des juges et des officiers nazis amnistiés et réintégrés – quand ils n’avaient
pas pu échapper tranquillement à la justice.
Pour comprendre l’attitude de l’armée face aux
crimes de masse l’auteur étudie d’abord comment l’armée allemande percevait la
Russie et les Juifs. Il montre que la guerre contre la Russie a pu se nourrir
d’un vieux racisme anti-slave si bien partagé que l’armée allemande n’a pas eu
besoin de commissaires politiques semblables à ceux qui contrôlaient l’armée
rouge. Quant à l’antisémitisme dans l’armée, l’auteur fait le constat qu’il n’a
pratiquement pas été étudié. Il apporte donc des éléments importants soulignant
à quel point un antisémitisme « ordinaire » sévissait : Le
Kaiser Guillaume II n’avait-il pas défini les « milieux désirables »
dans l’armée prussienne en précisant dans un décret de 1890 qu’ils cultivent
« la civilité chrétienne ». Impossible à un juif, quels que soient
ses mérites de devenir officier prussien (ce n’était pas le cas, jusqu’au début
du XXe, siècle en Saxe et en Bavière). Cependant, quelques cas de juifs
convertis et devenus officiers de réserve montrent qu’il s’agissait plus de
préjugés religieux que raciaux. L’engagement des Juifs en 1914 (12 000
moururent sous le drapeau allemand) sembla marquer un tournant positif mais les
nationalistes radicaux relancèrent leur propagande et insufflèrent l’idée que
les Juifs étaient des « profiteurs de guerre » et des
« tire-au-flan », responsables des revers militaires. Le Ministère de
la guerre lança même en 1916 un véritable recensement des soldats de confession
juive dont tout le monde devina les intentions malveillantes et qui suffit en
lui-même à alimenter l’idée que les soupçons antisémites étaient fondés. Quand
les autorités découvrirent que leur recensement montrait que les Juifs étaient
en proportion aussi nombreux que les non-Juifs à combattre, elles refusèrent de
les publier. Quoique bien informés, beaucoup d’officiers dont le général
Luddendorf et le colonel Bauer multiplièrent les attaques contre les Juifs
disant qu’on voyait « partout leur sourire oblique, sauf dans les
tranchées ». En fait, les Juifs alimentèrent la propagande des
jusqu’au-boutistes qui refusaient toute paix négociée et firent porter à ces
boucs-émissaires la responsabilité de la défaite. Après la révolution russe et
celle des conseils ouvriers dans l’Allemagne de 1919, l’image du
« bolchevisme judaïque » fit sa première apparition chez les
officiers et Hitler n’eut pas à la réinventer mais seulement à la réactiver à
partir du 22 juin 1941. Ce n’est pas par hasard si ce sont de jeunes officiers
nationalistes qui assassinèrent Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les leaders
de la gauche radicale. C’est un officier aussi qui assassina le
ministre-président juif Kurt Eisner en janvier 1918. C’est l’armée qui écrasa
la République des conseils de Munich en mai 1919. De nombreuses déclarations
violemment antisémites d’officiers supérieurs illustrant l’état d’esprit d’une
grande partie de la Reichswehr ne donnèrent jamais lieu à des sanctions dans
les années qui suivirent. Ce furent d’ailleurs des officiers qui commirent les
nombreux attentats contre les personnalités juives, de gauche ou pacifistes des
débuts de la République de Weimar. C’est dans cette ambiance et ce milieu
qu’émergea un jeune soldat ayant des qualités d’orateur et dénonçant avec
véhémence le « bolchevisme juif ». Il s’appelait, bien sûr, Adolf
Hitler.
En 1924, l’association de soldats et d’anciens
combattants qui comptait environ 300 000 adhérents (Sthalhelm) mis en
place une « clause d’aryanité » dans ses statuts. Elle anticipait
ainsi sur la mesure identique qui allait être adoptée par la Reichswehr dix ans
plus tard. Dès 1933, Blomberg, le ministre des armées, commença l’épuration,
affirmant ainsi la mainmise du parti nazi sur l’organisation militaire. Il
s’agissait d’exclure de l’armée tous les « non-aryens » à l’exclusion,
dans un premier temps, des anciens combattants et des pères ou des fils de
soldats morts pour la patrie. Deux ans avant les lois de Nuremberg, l’armée
mena l’enquête et trouva rapidement soixante-dix officiers, sous-officiers et
hommes de troupe à exclure. Il ne s’agissait pas d’hommes de confession juive
et nés de parents juifs pour la bonne raison qu’il n’y en avait pas, l’armée
ayant toujours attentivement veillé à ne pas les intégrer. Il s’agissait bien
de militaires dont le seul défaut était d’avoir des parents ou des
grands-parents juifs. L’armée avait donc adopté sans broncher l’idéologie
raciale des nationaux-socialistes. « L’esprit de corps », la
« camaraderie » étaient balayés sans que nul n’élève la voix.
Nul,
pas tout à fait. Le colonel Ludwig von Manstein (1887-1973) qui travaillait à
l’État-major général rédigea un mémoire qu’il remit à ses supérieurs. Il y
défendait l’esprit général de l’armée et son autonomie de gestion sans aborder
de front la question de l’antisémitisme. Comment ne pas relever que quelques
années plus tard, alors qu’il était devenu un des plus importants commandants
de corps d’armée de la Wehrmacht, il déclara : « Le système
judéo-bolchevique doit être exterminé. Le soldat allemand qui entre en Russi e
doit connaître la nécessité et la valeur du sévère châtiment qui sera infligé à
la juiverie... La situation alimentaire de l’Allemagne exige que les troupes
soient ravitaillées sur le territoire ennemi, et qu’elles mettent à la
disposition de la patrie le plus vaste stock de ravitaillement qu’elles
pourront. Dans les villes ennemies, une grande partie de la population devra
avoir faim. Aucun témoignage erroné d'humanité ne devra être donné aux
prisonniers de guerre ni à la population, à moins qu’ils ne soient au service
de l’armée allemande ». Condamné à 18 de prison par le Tribunal de
Nuremberg, il sortit de prison dès 1953 et devint quelques années plus tard
conseiller de la Bundeswehr. Il contribua surtout par ses Mémoires à répandre la légende d’une Wehrmacht « propre »
qui n’aurait fait qu’obéir aux ordres. L’exemple de Manstein qui fait quelques
observations au nom d’un certain esprit militaire mais qui n’en adopte pas
moins ensuite toutes les « valeurs » du national-socialisme est
particulièrement significatif de l’état d’esprit de la Wehrmacht et de sa
perméabilité au nazisme.
Comment s’étonner dès lors que la Loi de Défense de
mai 1935 qui impose la conscription obligatoire (et va progressivement mobiliser tous les hommes - y compris ceux qui, comme mon père, ont passé l'âge habituel) mais, encore une fois, impose
des restrictions aux Juifs, passe sans le moindre problème aux yeux des
militaires. La formation idéologique donnée aux soldats de la Wehrmacht à
partir de 1939 sera explicite : les Juifs doivent être combattus
« comme des parasites venimeux ». Il ne s’agit plus d’enseigner à
combattre des forces armées ennemies mais bien de mener un combat ethnique
visant la destruction d’un groupe humain. (à suivre)