Le cahier de souvenirs apporte des détails sur certains points déjà évoqués dans le livre. Je reviendrai ici sur ceux qui concernent la longue période de crise qui suivit la guerre. Mon père raconte, par exemple, avoir entendu des tirs sur le pont de la Weser lors de la révolution des Conseils en 1919.
Je peux aussi recouper « l’histoire du bateau ». J’avais raconté que « vers 1923 », lors d’un séjour à Bad Rotenfeld, un certain Monsieur Lampe avait fait une demande en mariage officielle à ma grand-mère. Mon père ne voyait aucun inconvénient à une union d’autant plus qu’il s’entendait déjà bien avec un neveu du postulant qui était dans la même classe que lui. Mais sa mère resta inflexible et il dut même rendre le magnifique modèle réduit de voilier que monsieur Lampe lui avait offert, une frustration si forte qu’il la ressentait encore quatre-vingt ans plus tard. » Si l’on en croit le cahier, c’est en fait en 1920 que les faits ont eu lieu : « Monsieur Lampe était en vacances à Rotenfeld en vacances avec ses deux neveux et l’un d’entre eux a été plus tard un camarade de classe. J’ai eu un petit bateau mais j’ai dû le rendre ». Mon père ignorait-il alors les raisons de l’incident ou n’osait-il pas les évoquer ? Je pencherais volontiers pour l’idée qu’il avait gardé le souvenir de la frustration et que celle-ci avait été d’autant plus forte qu’elle était inexpliquée. Il n’a dû apprendre la vérité que plus tard en parlant avec sa sœur ou un membre de sa famille.
C’est en 1921 – il avait donc 8 ans - que mon père a mis le feu au toit de sa maison en faisant fondre du plomb. Il note, 13 ans plus tard « la réparation du toit m’a coûté l’héritage de 3 000 Marks de ma tante Betty ». Ce n’était évidemment pas le bon moment pour imposer des dépenses à sa grand-mère…
Les détails parlants ne manquent pas : « je mangeais à l’école où il fallait faire la queue et se battre pour avoir du pain blanc américain. (…) En 1924, ma mère travaillait chez Monsieur Kellner, le père d’un de mes meilleurs amis qui l’avait aussi embauchée car il se sentait coupable de ne pas avoir fait la guerre. Ma sœur et moi avons été alors beaucoup livrés à nous-mêmes. Le soir, ma grand-mère nous lisait l’histoire de la famille Pfaffling de Agnes Sapper et c’était parfois tellement triste qu’elle n’arrivait pas à finir. En décembre 1922, je suis allé en Suisse pour la première fois et ce fut très dur de me séparer de mon chat. Mon grand-père est mort pendant ce temps-là. C’était une époque bizarre, peine de surprises et de nouveautés avec la crise économique et financière. Même si je n’avais pas dix ans, cela a beaucoup influencé mon égoïsme matériel et financier. (…). J’ai passé un de mes meilleurs moments en Suisse car tout était alors très dur en Allemagne (on recevait des colis, j’ai même été obligé de donner notre chat). Je me suis senti comme un petit prince. »