C’est donc le 4 janvier 1935 que mon père a achevé la rédaction de ses souvenirs d’enfance et de jeunesse. Il allait avoir 22 ans. Il s’appuie de toute évidence sur une sorte de journal où il a déjà noté des dates et des faits ce qui donne une bonne précision chronologique à son témoignage. De page en page, je le découvre égal à lui-même : capable de passer du coq à l’âne sans aucun problème. Et si ce n’était que du coq à l’âne… bien souvent, c’est du coq à la machine à coudre ou de l’âne au marchand de bonbons. Même si je n’en avais jamais douté, il apporte mille preuves supplémentaires à l’idée que l’on ne se refait pas. Ainsi, il avoue déjà sa passion des vieux journaux (il va même piller un grenier à l’abandon en passant par les toits) et un goût prononcé pour la construction des cabanes. Pour qui l’a connu pendant ses longues années de retraite à l’Île aux Moines sait le temps qu’il a passé à récupérer les revues dans les poubelles et à construire des cabanes qui finissaient par ne tenir qu’en raison de l’accumulation d’objets qui les remplissaient. Au-delà, se dessinent petit à petit les éléments d’une formation, sans que pour l’heure, le mystère de son engagement ultérieur soit éclairci.
Le cahier commence par une description de Brême dont « l’histoire est si importante » pour les habitants : « L’hôtel de ville est le symbole de la ville et de la liberté ». C’est là qu’il a passé « la plus belle partie » de sa vie, une enfance heureuse parce qu’une enfance « protégée ».Toutefois, sa grande sœur n'apparait que deux ou trois fois, beaucoup moins que ses amis, et en particulier pour se plaindre, lorsqu'il a 13 ans, de ce que leur mère « la préfère »...
« Á l’école, je suis devenu quelqu’un qui connaissait très bien les gens mais je n’étais pas toujours très fidèle à la vérité et je racontais des histoires ». Le récit de son départ de l’école pour la société de commerce Melchers et Cie montre qu’il n’a jamais vraiment renoncé à raconter des histoires. En effet, il a toujours mis en avant le fait que c’était sa mère à qui l’on avait proposé un poste d’apprenti pour son fils qui l’avait retiré de l’école afin qu’il entre au plus tôt dans la vie active. Les faits tels qu’il les rapporte dans son cahier sont sensiblement différents : d’année en année, le cercle de ses amis d’enfance s’était réduit au fil des redoublements et des déménagements. Il arrive même un moment, en 1929 où la classe était devenue si petite qu’il ne pouvait plus tricher lors des contrôles ! Mis au premier rang, il n’hésite pas à obtenir un certificat médical à propos de sa vue pour justifier un déplacement en fond de classe. Mais le professeur est inflexible et particulièrement sévère. « Désespéré, j’ai réussi à entrer chez Melchers. »
Ainsi donc, il faut laver ma pauvre grand-mère de tout soupçon : ce n’est pas elle qui a imposé à son fils d’abandonner ses études. Ce qui n’est guère étonnant puisque l’on apprend par ailleurs qu’il bénéficiat de cours particuliers de maths et d’anglais. Il n’est pas exclu que mon père ait fini par croire à son récit déculpabilisant. Ne reconnaît-il pas que s’il a passé une merveilleuse année dans l’école de commerce qui préparait à l’entrée chez Melchers, c’est sa « carrière qui en a fait les frais ». (à suivre)