Quelques semaines après son arrivée à Paris, mon père rédige une "feuille de renseignements" destinée à l'aider dans sa recherche de travail, de papiers, de soutien. Il en a gardé plusieurs exemplaires manuscrits (avec variantes) et même le brouillon ! Une main amie y a rectifié quelques maladresses (par exemple transformé des "je veux" en "je voudrais"). Ces cv très particuliers contiennent une somme incroyable de mensonges qui sautent aux yeux. Pourtant, remis dans le contexte de l'hiver 1945-1946, ils témoignent de la terrible situation dans laquelle se trouvait mon père : il serait immédiatement traité en ennemi et réexpédié dans son pays ou, plus probablement, considéré comme prisonnier de guerre évadé et envoyé sortir le fumier dans les fermes bretonnes. Cette note aurait aussi bien pu s'appeler "Sauver sa peau à tout prix".
Tout le travail de mon père consiste donc à jouer sur son nom français et à se présenter comme le fils et le petit-fils d'Alsaciens, persécuté par les Nazis. Sur l'une des versions, il se fait naître le 12/2/1913 à Metz, de François de Beaulieu et Elisabeth Oelrichs, son père étant le fils de Charles de Beaulieu et Thérèse de Neufvile ! Dans une autre version, il ajoute que son grand-père "a perdu la nationalité française en 1871, il était de Metz". Rappelons juste que son père, qui se prénomme Franz-Adolf, est le fils d'Adolf Chales de Beaulieu et d'Auguste Hardt. Mais il opte pour sa vraie ville de naissance - Brême - dans d'autres versions. Le vrai roman commence lorsqu'il écrit "J'ai quitté Brême le 1er avril 1933 pour émigrer en Angleterre à cause de mon attitude contre les Nazis" (dans une autre version "à raison de mon activité comme chef d'une jeunesse antinazi à Brême"). "J'ai reçu une carte d'identité anglaise à Londres, Bow-Street, le 15 avril 1933. Dans une autre version il dit avoir reçu une carte d'identité à la Préfecture de Paris le 15 juillet 1934 et quitté Paris en octobre 1937 pour demeurer à Londres dans la famille de sa mère et s'occuper à des travaux de théologie avant de se rendre à Rome pour sa thèse ce qui explique que les 6 juin 1940 les autorités italiennes l'ont remis aux autorités militaires allemandes !
Grâce à sa belle écriture, on peut directement lire une des versions ci-contre (ce n'est pas la plus "inventive"). On notera qu'il se fait arrêter dès 1942 "à la demande de la Gestapo" (alors que son arrsetation date du 11/2/43 et qu'elle est le fait de la police militaire). II fait ensuite encore preuve d'une certaine imagination : sa condamnation à "7 ans de prison" et le "bataillon pénitentiaire en Hongrie" à partir du 1/2/45, sa capture par les Russes, sa "déportation vers l'est" et sa remise aux Américains le 2/6/45 en tant qu'Alsacien (une semaine avant l'Armistice !). Un beau tissu d'inventions qui font de lui un victime qui doit maintenant "légaliser" son séjour à Paris et qui "a besoin d'un récépissé de la Préfecture pour avoir une base légale pour [ses] recherches de famille en Lorraine." Il précise pour finir : "Nationalité maintenant : indéterminée".
Une lettre était de toute évidence destinée à la CIMADE qui s'occupait déjà des réfugiés : "Est-ce que la CIMADE ne peut pas me procurer une carte d'identité ? pour quelques mois seulement. J'ai ma carte de rapatrié, ma carte d'alimentation, ma carte de textile comme tous les Français !" Dans le brouillon de cette lettre il laisse éclater sa détresse : "Ma famille est morte pendant la guerre et personne ne m'attend nulle part. Je ne pense pas qu'en Allemagne je puisse trouver une petite chambre, du silence, la nourriture nécessaire, les moyens indispensables, les livres, etc. Les autoristés me feront travailler et je n'aurai pas le temps pour me préparer à un ministère religieux. Je crois qu'il vaut mieux ne pas essayer de passer la frontière sans papiers. Je désire servir Dieu et je prends comme tâche l'éducation spirituelle de la population." Il ajoute une longue liste des camps de jeunesse et réunions organisés par les Scouts, les Quakers et surtout les organisations pacifistes ou oecuméniques en Angleterre et en France. Il insiste en particulier sur le camp d'amitié franco-allemand de juin 1934 à Bierville avec Marc Sangnier et son fils en se référant à une photographie les réunissant dans la revue L'Eveil du peuple, une revue dont je n'ai pas trouvé la trace. Il ajoute même pour faire bonne mesure qu'il était au camp de jeunesse des Quakers à l'auberge de jeunesse de l'île de Batz en juillet 1937. On sait qu'il a fait étape dans l'île au cours de son périple touristico-généalogique dans la roue de Raymond Cauchetier mais il entend faire feu de tout bois et de Batz à Genève, de Londres à Nottingham en passant par Bierville il cite une dizaine de rassemblements auxquels il aurait participé.
Il ne reviendra de son roman-feuilleton que très progessivement, au fur et à mesure que le danger s'éloignera d'une part et que les possibilités de naturalisation lui imposant de présenter de vrais documents d'Etat-civil. prendront forme. Mais le mythe de l'Alsacien persécuté était encore à l'ordre du jour quand il rencontra ma mère à la fin de l'année 1945 ou au tout début de 1946. La fable l'aida donc non seulement à survivre mais aussi à séduire une petite Française qui n'allait plus le quitter en dépit d'aveux tardifs. Il y a des circonstances où le mensonge est une forme de l'instinct de survie.
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