Fondé en 1865, l'Armée du Salut a inventé les Restos du Cœur bien avant que Coluche ne leur donne la dimension laïque et pas du tout militaire qui assurera leur succès en France. D’inspiration résolument protestante, l’Armée du Salut est organisée sur un mode militaire et associe aide matérielle et salut spirituel, résumant sa doctrine dans la célèbre formule : « Soup, soap, salvation » (Soupe, savon, salut).Mon père a fréquenté l'Armée du salut lors de son séjour à Londres en 1933 puis, plus longuement, à Paris en 1945.
La vie n’a rien de facile à Paris en juillet 1945, surtout quand on n’a pas d’argent, encore plus quand on est allemand, même protégé par un patronyme merveilleusement français. Tout est rationné, distribué avec parcimonie et réglementé ; sans papier en règle, pas de carte d’alimentation et sans carte d’alimentation, il ne reste que l’Armée du Salut et son « Palais du peuple » de la rue Cantagrel pour dormir et manger. J'ignore comment il se procure l'impressionnant trousseau demandé pour intégrer "l'école militaire" et pourquoi il n'a pas fait le moindre effort pour remplir son "carnet de collecteur" mais je sais que rapidement il porte l’uniforme réglementaire et vend du poisson récupéré sur un stand ! J’ai hérité de sa grande casquette bleu marine, goûtant un malin plaisir à la garder dans ma voiture pour m’en affubler lorsque je prends des autostoppeurs. Je leur offre non seulement le salut qui mettait un terme à leur attente, mais en leur tenant la portière, le luxe inattendu d’une voiture de maître soudain mise à leur disposition.
Bien sûr, mon père se fait rapidement quelques bons amis rue Cantagrel Le premier lui empruntera son précieux vélo pour une après-midi qui dure encore ; le second, qu’il dépanne en l’accueillant pour une nuit dans la petite cellule dont il dispose à côté des dortoirs surchargés disparaît à l’aube avec son portefeuille… J’ai renoncé à faire la liste des « bons amis » de mon père, d’autant plus que je devrais, pour souligner mon respect des vraies traditions familiales, la prolonger avec les noms de tous ceux et de toutes celles qui ont su me débarrasser de ce dont, sans doute, je n’avais pas vraiment besoin.