En 1943, les bombardements de Berlin avaient détruit l’appartement familial. Eva et son père en avaient donc loué un autre. Mais un autre bombardement en avait percé les murs ; les trous étaient bouchés avec des chiffons et il n’y avait plus ni eau ni électricité. Eva dut partir chercher à manger. Quand elle revint son père était mort. Il lui fallut trois jours pour qu’un médecin vienne faire un certificat de décès et qu’elle puisse organiser une crémation. Elle n’avait que 21 ans mais, au moins, des amis pour l’aider.
En août 1944, elle a pu revoir mon père qui avait bénéficié d'une permission à Berlin. Dans la lettre qu'il écrivit à son amie Käte Raviel, mon père dit qu'ils ont enfin pu dissiper les malentendus entre eux, discuter de l'amertume qui les séparaient. Grâce à quoi ils purent ensuite « penser l'un à l'autre avec amitié. »
Tous les jours Eva allait travailler dans l’usine chimique qui dégageait une horrible pollution. Puis on l’affecta à une fabrique de drapeaux. Après les bombardements de la nuit, elle devait partir au travail à quatre heure du matin au milieu des ruines où pullulaient les rats dont elle n'a réalisé que beaucoup plus tard qu’ils se chargeaient des morts que personne n’allait chercher sous les ruines. Elle travaillait de six heures du matin à six heures du soir.
Le 12 avril 1945, elle parvint à fuir Berlin en vélo, échappant ainsi aux Russes qui arrivèrent quinze jours plus tard et ne se seraient guère préoccupés de son statut de Mischling.
Son grand-père, Heinrich Bluth, né en 1952 est mort au camp de Theresienstadt en 1942, son oncle et sa tante ont disparu à Auschwitz. Eva a retrouvé sa mère et ses amies et fait sa vie aux USA. Elle s’est mariée en 1947 avec Harold Thomas, un médecin de 51 ans. Elle a repris des études et affiche des opinions suffisamment à gauche pour qu’en pleine hystérie maccarthyste deux agents de la CIA viennent frapper à sa porte pour lui demander de signer un serment de fidélité. Elle refuse en déclarant : « La dernière fois que quelqu’un a frappé comme ça à ma porte, c’était la Gestapo ». Mais elle n’hésitait pas à ajouter que : « l’Amérique a le mérite d’être un pays où je peux protester et même être arrêtée, mais pas à cause de ma tête. » Elle étudie la psychologie à Boston et se sépare alors de son mari pour épouser, en 1956, Bruce Gordon. Elle sera conseillère en psychologie à Lexington (Massachusetts) jusqu’à sa retraite en 1985. En 1961, elle est retournée à Berlin et a retrouvé et remercié l’institutrice qui l’avait défendue contre l’antisémitisme d’une « camarade » de classe.
Elle a développé avec son mari une intense activité politique dans un esprit mondialiste et pacifiste. Elle a manifesté contre la guerre du Vietnam (elle a été arrêtée en 1971 et mise en prison avec John Kerry, vétéran du Vietnam et futur candidat à la présidence), a créé avec son mari une coalition pour l’égalité raciale et même un parti « The World Citizen’s Party » qui lutte dans l’esprit des Citoyens du monde pour un gouvernement mondial (photo prise en 2004).
Eva John Gordon est décédée en 2003. En 1945, à la fin de la guerre, elle répondait à une lettre de sa mère avec des mots qui en disent lon sur la personnalité extraordinaire qu’elle était : « Tu écris « oublions ces années horribles » mais crois-tu vraiment que nous puissions les oublier ? Elles ont été si riches et si instructives. On ne savait jamais si la dernière seconde serait notre dernière seconde, c’est pourquoi nous avons vécu si intensément ».