« Il faut lire La seconde histoire du nazisme d’Alfred
Wahl, publié en 2006). Les chiffres et les faits sont éloquents pour souligner
que la féroce répression qui s’était abattue sur l’opposition jusqu’en mai 1945
avait éliminé une grande partie de ceux qui auraient pu contribuer par leur
autorité morale à imposer un renouvellement des responsables, en particulier
dans l’armée et dans la justice. L’armée trouvait dans l’attentat du 20 juillet
1944 une forme d’absolution. Ainsi, Hans Speidel (1897-1984), seul conjuré
arrêté par la Gestapo à avoir été acquitté, a pu se prévaloir de cette action
quand le chancelier Adenauer chercha à créer une cellule militaire autour de
lui. Il n’en était pas moins, dès juin 1940, responsable à l’état-major de la
Wehrmacht à Paris et signataire à ce titre d’ordres du genre de celui-ci :
« Les Tsiganes se trouvant en zone occupée doivent être transférés dans
des camps d'internement, surveillés par des policiers français » (4 octobre
1940). De la même manière, le général Adolf Heusinger, un « attentiste
favorable au complot », qui, lui, a été blessé par la bombe de von
Stauffenberg car il exposait les plans de bataille à Hitler, a été recruté par
Adenauer avec la bénédiction des Américains qui avaient apprécié ses
témoignages au procès de Nüremberg. On comprendrait, à l’extrême rigueur, que
Speidel et Heusinger, s’ils avaient su reconnaître leur aveuglement passé,
puissent éventuellement contribuer à des dossiers techniques. Ils vont, au
contraire, œuvrer pour la libération de leurs anciens collègues condamnés pour
crimes de guerre et en faire une condition de leur soutien au chancelier. On
est bien loin de la contrition ! Diverses manifestations prirent le relais
et du 18 au 20 novembre 1950, plus de deux cents militaires de la Wehrmacht se
réunirent et annoncèrent qu’ils refusaient de reprendre leur service tant que
l’honneur de la Wehrmacht serait mis à mal par la présence en prison de ceux
qui n’avaient fait que leur devoir en réprimant les conjurés du 20
juillet ! Ainsi donc, ceux-là mêmes qui n’avaient pas remis en cause les
ordres d’Hitler menaçaient de désobéir au nouveau pouvoir démocratique. Une
véritable campagne pour l’amnistie (une nouvelle, puisque la Loi du 31 décembre
1949 avait déjà été plus que généreuse), trouvant des relais au plus haut
niveau (Theodor Heuss, le Président de la République et des élus du Bundestag
par exemple), se développa afin de faire libérer l’ensemble des détenus, tous
les chefs des Einsatzgruppen inclus.
Des mesures de grâce et des remises de peine conduisirent à ce qu’au printemps
1951 il ne reste plus que 1 800 nazis détenus alors qu’il y en avait près
du double un an auparavant. On entendit même alors Konrad Adenauer parler du
comportement « irréprochable » de la Wehrmacht pendant la guerre,
laissant ainsi entendre qu’ils étaient les victimes d’une « justice des
vainqueurs » et que les soldats n’avaient « fait qu’accomplir leur
devoir ». Il crut même bon d’ajouter en 1955 que « les hommes de la
Waffen SS étaient des soldats comme les autres » et même des gens
« convenables ». Le dossier avait une dimension électorale non
négligeable et malgré la libération des généraux Manstein et Kesserling en
septembre 1952 et la réduction régulière du nombre de détenus (il ne restait
alors que 88 militaire pour 603 condamnés), le chancelier Adenauer n’hésita pas
rendre visite aux auteurs de crimes de masse détenus à la prison de Werl.
C’était, à ses yeux, le prix à payer pour marginaliser l’extrême droite et, de
fait, il remporta ainsi une nette victoire électorale qui lui permit d’ancrer
l’Allemagne dans la nouvelle Europe. On peut, de la même manière, montrer que
l’essentiel des membres de l’appareil judiciaire nazi a été maintenu en
fonction et a régulièrement bénéficié de promotions, ce qui conduisit nombre
d’entre eux à préparer les lois d’amnistie, faire indemniser des nazis
destitués et à débouter des victimes du Régime sous prétexte qu’elles étaient
favorables au communisme. Ils allèrent même jusqu’à refuser des pensions aux
veuves des conjurés du 20 juillet alors que mesdames Heydrich et Freissler en
touchaient. Ainsi, le Tribunal des pensions refusa, au terme de dix ans de
procédure, d’en donner une à la veuve du général Stieff (exécuté après le 20 juillet)
au motif que dans tout les pays, il est normal de condamner à mort ceux qui
tentent d’assassiner le chef de l’État. En 1971, une procédure ouverte en 1965
confirma que les jugements consécutifs au 20 juillet n’étaient pas contraires
au droit.
La guerre froide avait d’ailleurs
rapidement offert un argument de choix aux partisans de l’amnistie
générale : en matière d’anticommunisme, les nazis n’avaient rien à se
reprocher et pouvaient encore rendre de bons et loyaux services… On sait
d’ailleurs qu’en la matière, de nombreux services secrets du monde dit libre
avaient su exfiltrer les plus compétents des experts en matière de
renseignement ou de technologies de pointe.
Les conséquences de cette
« paix des braves » n’en furent pas moins graves. La nomination en
1957 du général Speidel à la tête des Forces Terrestres Atlantiques (OTAN) du
secteur Centre Europe était un gage fort de réconciliation (on peut y ajouter
celle d’Hermann Plocher, ancien de la légion Condor, responsable de la
destruction de villes espagnoles, dans l’État-major de l’aviation). Mais
c’était faire fi un peu vite des souffrances endurées. En France, quelques
centaines de fils de déportés et de résistants firent savoir par courrier au
Président de la République qu’ils refusaient d’accomplir leur service militaire
sous les ordres d’un général au passé plus que douteux. Vingt et un d’entre eux
furent arrêtés et firent de la prison.
Une sorte de pacte implicite lie
toujours les fanatiques de l’ordre, ceux qui n’ont rien fait, ceux qui n’ont « fait-qu’obéir-aux-ordres »,
ceux qui ont donné les ordres et ceux qui ont assassiné. Tous s’abritent et se
contaminent derrière les corps des comploteurs du 20 juillet qu’ils exhument
quand cela les arrange. Ils ont les mêmes ennemis : ceux qui ont prouvé
qu’on pouvait déserter, résister, secourir, saboter. »